Dans ma charrette garnie de tapis et de nattes, trop basse de plafond pour que je songe à m’y asseoir, je m’étends comme un blessé qu’on emporte, et mes zébus aussitôt prennent ce trot sautillant, qui, pendant deux nuits, sans trêve, secouera mon sommeil. Mes attelages, bêtes et gens, changeront d’heure en heure, car il y a des relais disposés tout le long de cette route, seule voie de communication par le Sud entre l’Inde orientale où je suis et le Travancore où je m’en vais.

Cette heureuse « Terre de Charité » n’a pas jusqu’à présent de chemin de fer pour lui amener des parasites et drainer vers l’étranger ses richesses ; du côté du Nord, elle communique aussi avec le petit État de Cochin, au moyen de barques, suivant une série de canaux et de lagunes ; mais elle est par ailleurs préservée de tous contacts grâce à de bienfaisantes défenses naturelles : à l’ouest, une mer sans ports, des plages inabordables où les brisants déferlent et, à l’est, la chaîne des Ghâts, sorte d’épine dorsale de l’Inde, qui fait bonne garde avec ses cimes rocheuses, ses forêts, ses tigres.

Ils vont au trot et au galop mes bons zébus. Et, sitôt le village disparu, commence une longue, monotone, interminable course, sur un sol d’un rouge de sanguine, entre deux bordures de grands arbres qui imitent nos noyers et nos frênes. Les noyers sont de jeunes banians qui, avec les années, deviendront gigantesques ; des chevelures de racines, çà et là, commencent à leur pousser, descendent de leurs branches vers la terre, pour créer d’autres souches, s’étendre, envahir.

Entre ces deux rangées d’arbres, nous traversons de vastes solitudes, où sont clairsemés des palmiers.

Pour respirer et pour voir, j’ai de toutes petites lucarnes de côté, et, à l’arrière, cette minuscule porte ronde par laquelle, tête baissée, je me suis coulé dans mon sarcophage roulant.

Tout près, comme rivée à moi, suit la charrette des domestiques et des bagages ; les deux longues figures débonnaires des zébus qui la traînent sont mes très proches voisines ; toujours étendu, naturellement, je les vois presque à toucher mes pieds, les inoffensives bêtes trotteuses, que l’on conduit par une simple ficelle passée au travers du nez, et dont les cornes sont recourbées en arrière, couchées sur l’échine, comme dans la crainte de faire involontairement du mal à quelqu’un. Par un prodige d’équilibre, le cocher qui les mène, tout nu et tout en bronze, se tient accroupi à même le timon étroit, les pieds réunis sous le derrière et les mains posées sur les genoux ; il les fouette d’un fin roseau ou bien les excite avec un bruit de bouche comme en font les singes en fureur.

Et les solitudes défilent toujours, deviennent presque angoissantes à mesure que l’on s’y enfonce plus avant.

De loin en loin, quelques maigres champs de riz, ou de coton ; autrement le désert, surtout le désert, éclairé au morne soleil du soir.

À l’horizon, la chaîne des Ghâts se dessine. Et c’est comme la muraille du Travancore, que nous franchirons cette nuit, par un défilé unique.

Après les pluies et les verdures de Ceylan, on s’étonne de plaines si desséchées, où l’herbe même ne pousse plus. Rien que ces étranges palmiers à tige grisâtre qui sont plantés çà et là solitaires, et qui à peine semblent appartenir au règne végétal : droits et lisses comme des poteaux géants, enflés à la base et tout de suite amincis en fuseau, ils portent au bout de leur hampe démesurée un tout petit bouquet d’éventails rigides, trop haut dans le ciel de feu. Et la raideur de ces silhouettes d’arbres se répète indéfiniment des deux côtés du chemin, jusqu’au triste horizon des plaines.

Personne jamais sur cette route, si soigneusement tracée pourtant entre ses deux bordures de banians verts ; on dirait qu’elle ne mène nulle part. Et peu à peu l’alanguissante chaleur, les petites secousses rythmées, la persistance des mêmes cahots et du même bruit amènent un assoupissement vague où la pensée commence de sombrer.

Vers cinq heures, croisé quatre passants bizarres, qui prennent l’importance d’un événement à mes yeux presque endormis et déjà habitués à ne rencontrer rien dans l’allée monotone ; quatre personnages de haute taille qui marchent à grandes enjambées rapides, le torse nu, un pagne blanc et rouge autour des reins, un large turban rouge sur la tête. Où vont-ils si vite et dans de si éclatants costumes, ces inconnus, au milieu de ces solitudes ?

Ensuite, le sommeil, par degrés, lentement, m’anéantit sur ma couche étouffante, et je perds conscience de toutes choses.

Réveil une heure après, au crépuscule mourant, pour percevoir cette dernière image de la journée.

La chaîne des Ghâts, qui s’est rapprochée tout d’un coup, comme si elle avait fait un saut de trois lieues, ferme l’occident des plaines ; en violet sombre, elle se découpe avec une netteté invraisemblable sur la bande rouge qui traîne encore à l’horizon du couchant ; ses granits des cimes ont des formes vraiment indiennes et jamais vues ailleurs, simulant des tours, des pyramides, des dômes de pagodes. Et les minces palmiers-fuseaux qui sont toujours, avec quelques aloès d’aspect cruel, les seules plantes ici, montent du sol en traits durs, profilés contre ce qui reste de lumière, rayant partout de leurs bâtons noirs l’or pâle du ciel.

Puis l’obscurité vient, subite, attristante un peu, car la nuit sera sans lune.

Et, jusqu’au matin, secoué dans l’étroit sarcophage, je ne perçois plus rien que des choses confuses. Des sonnailles et des cris furieux, quand nous croisons des attelages de zébus trop lents à se garer des nôtres. Des arrêts, pour changer nos cochers et nos bêtes, dans des villages vaguement entrevus au bord de la route : chaumières de brahmes endormis, devant lesquelles des petites lampes veilleuses, à huile de cocotier, brûlent dans des niches du mur, pour conjurer les mauvais esprits des ténèbres

22 décembre

Avec de grands saluts, on m’éveille tout à fait, et c’est le matin, la pointe fraîche de l’aube ; c’est le village de Nagercoïl, où je dois passer la journée, pour ne repartir qu’au déclin du soleil. La chaîne de montagnes que je regardais hier en avant du chemin, profilée sur le couchant rouge, est maintenant derrière moi, dans le rose pâle de l’horizon qui s’éclaire ; nous l’avons franchie pendant la nuit, et nous sommes au Travancore.

Cette maisonnette à véranda, devant laquelle on vient d’arrêter mes zébus, c’est l’hôtellerie, et cet Indien en robe blanche, qui s’incline en portant les deux mains à son front, c’est l’hôtelier qui m’attendait, ayant reçu des ordres pour me réserver tout le logis.