« Ici, c’est l’Inde ; c’est dans l’Inde que je suis », martèle-t-il comme un mantra, comme s’il avait du mal à se convaincre de la réalité grisante qu’il vit, « dans l’Inde des poitrines de bronze et des grands yeux de velours noir – dans l’Inde chaude, exubérante, splendide » !

Pour un premier rendez-vous, c’est un coup de foudre. « Eh bien, oui alors, je les [ses guides et les “Indiens de bronze” en général] suivrai, j’irai pour voir… », conclut Loti. C’est sûr, il en a l’intuition forte, il reviendra en Inde. Pour voir et treize ans plus tard.

 

Fin 1899, alors que le capitaine de frégate Julien Viaud est encore en congé sans solde, l’écrivain Pierre Loti, lui, accepte une bien agréable commission. Au nom de l’Académie française, le voici chargé d’aller remettre à Son Altesse le maharadjah du Travancore (ancien nom du Kerala), en mains propres et en son palais de Trivandrum, la croix de chevalier dans l’ordre des Palmes académiques ! On ne sait trop pour quel service rendu.

Il va en profiter pour sillonner l’Inde, suivant un itinéraire délirant (voir carte p. 18), qu’aucun voyagiste moderne ne proposerait à ses clients ! Venant de Colombo, capitale de l’île de Ceylan, il débarque au sud de la côte de Coromandel, chemine vers Trivandrum où il s’acquitte scrupuleusement de sa tâche, puis explore à loisir son « Inde des palmes », Kerala et Tamil Nadu. Mais, alors qu’il séjourne à Pondichéry, au lieu de gagner Madras tout proche (150 kilomètres environ), il met le cap plein nord, vers « l’Inde affamée », le Rajasthan. Puis redescend enfin vers Madras, poursuit vers l’est jusqu’en Andhra Pradesh, remonte vers Delhi et achève son grand tour, symboliquement, à Bénarès. Rideau ?

C’est ce que Loti veut nous faire accroire dans L’Inde (sans les Anglais). En réalité, il a continué de Bénarès vers Calcutta, d’où il s’est embarqué pour aller passer une journée à Rangoun (actuelle Birmanie), et retour2. Dans quel but, tourisme ou « mission géographique et économique » pour son gouvernement ? Parmi les zones d’ombre qui demeurent chez lui, qui « disparaît » ainsi parfois, il faudrait étudier ces fameuses missions, peut-être celles d’un agent secret. Après Calcutta, il gagne Bombay, d’où il quitte l’Inde à jamais, destination la Perse, via Mascate, où il arrive en avril 1900. Encore une « mission » dont on ne sait pas grand-chose.

 

Tentons donc de suivre Loti, parti en quête de la sapience des « Sages de l’Inde », ce « berceau de l’âme et de la prière ». Non plus pour une « escale frivole » de quelques jours (allusion à son séjour mahésien), mais pour une véritable initiation à la croyance des hindous en la « prolongation infinie des âmes ». Autrement dit, pour faire simple, l’immortalité grâce à la réincarnation.

En provenance de Marseille, via le canal de Suez, il débarque à Ceylan, comme on disait à l’époque, le 12 décembre 1899. Il va y demeurer une semaine, attendant le bon vouloir de son maharadjah. « Et maintenant, c’est l’Inde », s’exclame-t-il dès l’abord, ce qui est à la fois vrai et faux. Certes, l’île sœur entretient un lien étroit et mystique avec l’Inde, puisque s’y est déroulé l’un des épisodes les plus fameux du Ramayana : le kidnapping de la femme de Ram, la belle Sita, par le roi-démon de Sri Lanka, le méchant Ravana, avec ses dix têtes et ses vingt bras. Voilà pour le côté hindou. Mais Ceylan, depuis, est terre bouddhiste, la religion des Cinghalais, majoritaires. À Kandy, leur ancienne capitale, que Loti a visitée, un temple conserve même une relique vénérée, rien de moins qu’une dent du Bouddha.

Après cette espèce de mise en condition, durant laquelle il s’intéresse autant au bouddhisme qu’à l’hindouisme, Loti traverse le golfe de Mannar et débarque à Tuticorin le 20 décembre. Ses chapitres, jusqu’au 3 janvier 1900, sont datés. Après, plus de repères. Il se met en route aussitôt vers Trivandrum, d’abord en charrette tirée par des zébus où il voyage allongé. « Un sarcophage », note-t-il. La jungle lui évoque toujours sa Saintonge. Quant aux temples dravidiens, avec leurs gopuram, pylônes où s’enchevêtrent une multitude de statues de divinités, il les admire de l’extérieur, puisque l’accès en est interdit aux profanes comme lui. Ce qui est rare en Inde, où les hindous sont plutôt heureux et fiers de faire partager leurs rites aux étrangers. Au passage, cette fois en voiture à cheval, il s’intéresse aux juifs et aux cinq cent mille chrétiens nestoriens qui vivent dans la région.