Il croise des chats-tigres sauvages, des corneilles assourdissantes – l’un des bruits les plus caractéristiques de tout le pays –, tourne autour de quelques temples dont les prêtres, fiers et beaux, les « brahmes » (on dit aujourd’hui « brahmanes »), lui plaisent beaucoup.

Le 23 décembre, il parvient enfin à Trivandrum, la cité interdite. Tout le cœur de la capitale, en effet, est occupé par un vaste ensemble monumental, un grand temple accolé à un palais sombre et labyrinthique, dont l’accès est réservé strictement aux « brahmes », au maharadjah, à sa famille et aux dignitaires de sa cour. Logé à l’extérieur, donc, l’hôte français est reçu dès le lendemain par Son Altesse, prince lettré et collectionneur. La rencontre est cordiale, évidemment, mais assez brève et quelque peu décevante pour le lecteur. On ne saura pas grand-chose de ce que se sont dit le monarque – habillé en Indien, apprécie Loti, et non point à l’occidentale, en redingote – et l’académicien, dont on suppose, lui qui adorait les déguisements, qu’il avait revêtu son habit vert brodé, bicorne sous le bras et épée au côté.

Durant les quatre jours suivants, l’hôte d’honneur est traité avec tous les égards : le maharadjah le reçoit à nouveau, lui envoie un orchestre pour un concert privé, lui offre un mini-défilé d’éléphants, lui permet de rencontrer son épouse, la maharani, ainsi que des jeunes femmes de caste noble parées de leurs plus somptueux bijoux. Naturellement, Loti assiste volontiers à toutes les cérémonies religieuses où on le prie, et remarque, dans cette Inde du Sud où il a commencé son périple, le fort substrat animiste qui nourrit l’hindouisme. Séduit, même si, après son départ de Trivandrum, il confie : « Je n’aurai rien deviné du brahmanisme », il manifeste une belle empathie et une profonde ouverture d’esprit, pas si fréquente en son temps (ni aujourd’hui), écrivant : « Car il n’y a point de “faux dieux”, et elle est peut-être enfantine, la vanité des sages qui prétendent posséder le vrai, savoir de quel nom il se nomme. » Après quoi, le 30 ou 31, en barque, il peut s’abandonner à la rêverie et à la méditation, jusqu’à Quilon.

C’est en Inde que Loti franchit le tournant du XXe siècle, et il en est enchanté. Il gagne Cochin, où il est l’hôte d’un autre maharadjah (« en deuil »), dans la maison de l’ancien gouverneur hollandais. Il apprécie l’attention, mais se sent un peu « prisonnier ». Il a hâte de découvrir le pays réel, au contact de la population, ainsi qu’il le fait partout, surtout à Istanbul. Toujours curieux de toutes les religions, il visite à Matancheri le ghetto des juifs « bleus » (descendants des Hébreux) ou « noirs » (métis convertis jadis), à Trichur, « ville très brahminicale », un temple à Shiva, véritable forteresse où il n’entre pas. Ensuite, il prend l’express vers Madras, mais s’accorde des escales afin de visiter les plus majestueux temples dravidiens de la région, dédiés à Vishnou ou à Shiva : Tanjore, Trichy, Srirangam (où il passe même la nuit), Madurai, où il assiste à un spectacle de bayadères en pali (sanscrit ancien). Le pays, selon lui, « est l’un des plus affolés d’adorations qui soit au monde ». En quelques heures, il voit tout, perçoit intuitivement l’essentiel et raconte avec brio.

À partir de là, la chronologie s’efface. Il savoure dix jours à Pondichéry, « notre vieille petite colonie languissante », avec « ce vieux charme de patrie que rien ne remplace », seul touriste dans son hôtel. Puis, au lieu de gagner Madras, capitale anglaise du Tamil Nadu, il bifurque vers Hyderabad la blanche, capitale très musulmane de l’Andhra Pradesh (jusqu’à ces derniers temps). Il fait du tourisme à Golconde, la cité-fantôme, à Ellora pour ses « grottes épouvantables de la mort », puis gagne en train le pays rajpoute, le Rajasthan.

La tonalité du récit se fait, ici, bien différente. On entre dans « l’Inde affamée ». Loti consacre des pages saisissantes à la famine des enfants, à des émeutiers manifestant pour survivre. À « Odeypoure » (Udaipur), il se livre aux mondanités, est reçu chez le maharadjah, court les temples, où il rencontre, comme à Mahé autrefois, deux jeunes brahmanes, deux frères, qui lui servent de guides, mais chez qui il perçoit « un irréductible dédain de caste ». Bien vu. On l’emmène aussi rencontrer des fakirs « champêtres » qui ne l’impressionnent pas vraiment. À Jaipur, il apprécie la ville de « camaïeu rose », mais n’ignore pas les hordes de mendiants. Visite les ruines d’Amber, puis poursuit vers Gwalior : le maharadjah est absent mais on lui réserve une réception « royale » au palais, avec ses chers éléphants. Il découvre des temples rupestres jaïns, avant de redescendre, en train, vers le golfe du Bengale et ses « nudités de bronze », qu’il préfère nettement à la « pâleur bistrée » des Indiens du Nord.

Loti arrive à Madras, et ne s’y plaît guère. Il discute avec deux théosophes de l’Institut fondé par Annie Besant, mystique anglaise installée en Inde, et qui sera l’une des compagnes de route de Gandhi, aux débuts de la lutte pour l’indépendance. Mais ils le déçoivent.