Leur spiritualisme, assez proche du bouddhisme, lui paraît fade. En glissant vers l’Andhra Pradesh, il fait escale au temple-forteresse de Iaggarnauth (Jagarnath), dont les prêtres lui interdisent l’accès. Le train longe les plages vierges du golfe du Bengale, qui lui rappellent celles de l’île d’Oléron (!) et, lui qui a passé sa vie à voyager, son « invincible attachement au recoin natal ». Avec Loti, on n’est pas à un paradoxe près. Après Puri, il remonte, en chemin de fer toujours, vers Delhi, future capitale du Raj, une ville plus calme que l’effervescente et contestataire Calcutta, capitale en titre jusqu’en 1912, où nombre d’intellectuels éminents, comme Rabindranath Tagore ou Sri Aurobindo, sont en pointe du combat anticolonialiste. Il y fera simplement du tourisme. En chemin, il s’est arrêté à Agra, « la musulmane », l’emblème de l’empire des Moghols, son Fort rouge et son Taj Mahal, « le plus impeccable amas de marbre blanc qui soit au monde ». Il semble lui préférer de loin ses sombres « pagodes » tamoules.
Et voici enfin Loti à Bénarès, la ville sacrée entre toutes de l’hindouisme, terme symbolique de sa quête mystique et terminus de son voyage de papier. Il passe le plus clair de son temps en barque sur le Gange, à contempler les crémations sur les ghâts. À la maison des Sages, Annie Besant en personne l’attend pour une « initiation » plus énergique que celle de Madras. « Si je ne trouvais rien là, confie-t-il, c’est qu’il n’y aurait rien nulle part. » Ce « brahmanisme ésotérique » le fascine. Lui apporte-t-il ce qu’il était venu chercher, et qu’il aurait été bien en peine de préciser lui-même ? Loti retourne inlassablement au Gange, y croise des fidèles s’adonnant à leurs ablutions rituelles, et même un yogi mort, un pandit qui l’emmène en balade voir, à la campagne, le banc sur lequel le Bouddha se serait assis, des fakirs, des singes, un temple d’or (où l’on n’entre pas)… Aucun raton-laveur. « Oh ! mourir à Bénarès ! s’exclame-t-il, lyrique. Mourir au bord du Gange, avoir là son cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée !… »
Il ne lui reste plus qu’à conclure. Cérémonie des adieux en forme de renoncement au monde, et humble remerciement aux Sages de Bénarès qui, « sur les mystères de la vie et de la mort, détiennent les réponses qui satisfont le mieux à l’interrogation ardente de la raison humaine ». En Inde, finalement, le pèlerin a trouvé mieux que ce qu’il était venu chercher et ne trouvait plus dans les « religions révélées » : « la consolation ». Apaisé, pour une fois et un moment, Loti l’écrivain fait alors vœu de silence. Viaud le voyageur, lui, poursuit sa folle route vers Calcutta, Rangoun, Bombay, la Perse… Et la mort, un jour.
L’Inde (sans les Anglais) paraît début 1903, d’abord en feuilleton dans La Revue des Deux Mondes, puis en volume chez Calmann-Lévy, avec son titre provocateur en forme de clin d’œil : à aucun moment, il n’y est question du colonisateur britannique. Et ce n’est pas un hasard si le premier contact de l’écrivain avec le pays se fit à Mahé, s’il se plut tant à Pondichéry, deux de nos comptoirs. Aux yeux de Loti, profondément patriote, voire cocardier, l’Anglais, comme l’Allemand, était l’ennemi héréditaire. Et il n’eut de cesse, avant la guerre de 1914-1918, de dénoncer la politique « anti-française » de la « perfide Albion », en particulier au Moyen-Orient et en Turquie. Montrant surtout qu’elle était absurde et criminelle : la suite, surtout de nos jours, lui a hélas donné raison.
Outre le titre, on notera que L’Inde (sans les Anglais) est dédié avec ferveur à Paul Kruger, président de la République du Transvaal, matrice de la future Afrique du Sud, et à ses compatriotes, en conflit à plusieurs reprises contre l’occupant britannique, notamment lors de la guerre des Boers, de 1899 à 1902, soit juste avant la parution du livre de Loti. Depuis 1893 et jusqu’en 1914, c’est dans ce pays d’Afrique et dans ce contexte tendu qu’un certain Mohandas Karamchand Gandhi, jeune avocat, entreprit la lutte – non violente – contre la ségrégation raciale qui frappait ses frères indiens. Gandhi rêvait sans doute déjà – formidable défi à quoi il sacrifia sa vie – d’une Inde sans les Anglais, comme Loti. Ces deux-là, s’ils s’étaient rencontrés, auraient sûrement eu quantité de choses à partager.
Jean-Claude Perrier
L’Inde (sans les Anglais)

Au président Krüger
Aux héros du Transvaal
Je dédie ce livre, pour joindre mon humble tribut à l’hommage immense et unanime de tout ce qui, de nos jours, a encore un cœur, ou seulement une conscience !
Pierre Loti
I
EN ROUTE VERS L’INDE
Midi, dans la mer Rouge. De la lumière, de la lumière. Tant de lumière que l’on admire et l’on s’étonne, comme si, au sortir d’une espèce de demi-nuit, les yeux s’ouvraient davantage, voyaient plus clair, toujours plus clair. Et très vite le changement s’est fait, avec ces navires d’aujourd’hui, que le vent n’influence plus, qui vous prennent à l’automne du Nord pour vous amener sans transition au perpétuel été d’ici.
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