C’est l’Inde sous ses voiles de nuées, c’est l’Inde, la, forêt, la jungle ; c’est, au centre de la grande île de Ceylan, le lieu profond de la paix, que protège encore de tous côtés l’inextricable enlacement des arbres ; c’est la place où, depuis deux mille ans, la ville merveilleuse d’Anuradhapura s’est éteinte sous la nuit des feuilles.
À travers l’épaisseur d’un ciel plombé, où couvent des orages et des pluies, lentement le jour vient – tandis qu’il est minuit là-bas, dans mon pays de France.
Une fois de plus, la Terre vieillie va présenter à la lumière de son soleil cette région des grandes ruines qui achèvent de se pulvériser et de s’anéantir dans la verdure souveraine.
Où donc est-elle, la merveilleuse ville ? On promène partout les yeux, comme, de la hune d’un navire, on regarderait le cercle monotone de la mer, et rien d’humain ne paraît s’indiquer nulle part. Seulement des arbres, des arbres et des arbres, dont les têtes se succèdent, magnifiques et pareilles ; une houle d’arbres, qui s’en va se perdre dans des lointains sans bornes.
Là-bas, des lacs, où sont maîtres les crocodiles et où viennent boire, au crépuscule, les troupeaux d’éléphants sauvages. C’est la forêt, c’est la jungle – d’où commence de monter vers moi l’appel matinal des oiseaux.
Mais la merveilleuse ville, sa trace même ne se retrouve donc plus ?
Cependant des collines bien étranges, boisées, vertes comme la forêt, mais de contours par trop réguliers, en forme de pyramides ou de coupoles, se dressent çà et là, isolées, au-dessus de l’uniforme étendue des feuillages. Et ce sont les tours des vieux temples, les dagabas géantes, construites deux siècles avant l’ère du Christ ; la forêt n’a pu les détruire, mais les a enveloppées de son vert linceul, ramenant peu à peu, sur elles, sa terre, ses racines, ses broussailles, ses lianes et ses singes. Superbement encore elles marquent la place où les hommes adoraient, aux premiers âges de la foi bouddhique – et la ville sainte est bien ici, qui sommeille partout au-dessous de moi, cachée sous la voûte des ramures.
Et la colline d’où je regarde était elle-même une dagaba sacrée, que des milliers de croyants avaient travaillé à bâtir, à la gloire de leur prophète, frère et précurseur de Jésus. La base en est gardée par des séries d’éléphants taillés dans le granit, par des dieux dont la forme se perd sous l’usure des siècles, – et chaque jour ici, jadis, c’était le fracas des musiques religieuses, le délire des adorations et des prières.
« Innombrables sont les temples et les palais d’Anuradhapura ; leurs coupoles et leurs pavillons d’or resplendissent au soleil. Dans les rues, c’est une multitude de soldats, armés d’arcs et de flèches. Des éléphants, des chevaux, des chariots, des milliers d’hommes vont et viennent continuellement. Il y a des jongleurs, des danseurs, des musiciens de divers pays, dont les timbales et les instruments ont des ornements d’or. » À présent, c’est le silence ; c’est l’ombre, c’est la nuit verte. Les hommes ont passé et la forêt s’est refermée.
Et, sur ces ruines bientôt disparues, le matin se lève, aussi tranquille que jadis il se levait sur la forêt primitive, aux temps les plus lointains du monde.
Avant d’aborder sur la grande terre, j’avais à recevoir, dans l’île de Ceylan, une réponse de certain gracieux maharadjah dont je dois être l’hôte, et, pour ces quelques jours d’attente forcée, j’ai voulu me réfugier ici, par dégoût des odieuses villes cosmopolites de la côte.
La route que je fis hier pour venir fut déjà une longue préparation, favorable aux enchantements de ce lieu.
Il fallut partir avant jour de Kandy, la ville des anciens rois cingalais, et voyager d’abord à travers des régions de grandes palmes, où toute la magnificence équatoriale était déployée. Puis, dans l’après-midi, la nature changea ; les larges plumes des cocotiers et des arékiers peu à peu disparurent : nous étions entrés dans une zone sans doute moins brûlante, où les forêts ressemblaient davantage à celles de nos climats. Sous une pluie chaude et parfumée, incessante, par des routes au sol détrempé, dans une petite voiture qui relayait environ toutes les cinq lieues, nous allions au gré de nos chevaux, au triple galop, ou bien au pas entêté, avec des ruades. Plus d’une fois, nous dûmes sauter précipitamment à terre, parce qu’une bête encore sauvage, qui faisait ses débuts, voulait tout briser. Ils étaient deux Indiens, pour mener le mauvais attelage, renouvelé sans cesse, l’un qui tenait les rênes, l’autre toujours prêt à bondir à la tête des chevaux dans les moments graves. Un troisième sonnait de la trompette, pour écarter de notre passage les chariots lents traînés par des zébus, ou bien quand nous traversions les villages enfouis parmi les cocotiers. On nous avait promis l’arrivée pour huit heures, mais les averses qui ruisselaient toujours augmentaient constamment notre retard.
Vers le soir, les villages s’étaient faits plus rares et la forêt plus dense. Nous avions fini de voir passer les petits défrichements humains – oh ! si petits et si perdus dans la toute-puissance des arbres ! – et notre sonneur de trompette n’avait plus besoin de jouer pour personne.
Les palmiers avaient définitivement disparu.
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