À partir du déclin du jour, on eût dit, dans un éternel été, quelque région solitaire de nos campagnes d’Europe, avec des futaies plus magnifiques, il est vrai, et de plus prodigieux enlacements de lianes ; un cactus arborescent, de temps à autre, venait aussi rappeler l’exotisme du lieu, ou bien un grand lis rouge aux pétales échevelés ; ou encore un papillon extraordinaire traversait la route, poursuivi par un oiseau trop éclatant aux couleurs inconnues. Mais l’illusion vous reprenait ensuite, l’illusion de nos campagnes et de nos bois.
Donc, depuis le coucher du soleil, plus de villages, plus de trace humaine ; le silence partout, dans les profondeurs vertes où la route faisait son interminable tranchée, et où nous allions vite à présent, toujours vite, sous la tiède caresse de la pluie.
Avec l’obscurité envahissante, une musique d’insectes montait peu à peu de toute la terre, changeant la forme du silence. Des élytres par myriades vibraient en crescendo sur le sol de la forêt mouillée – et c’était la musique de chaque nuit depuis les origines du monde.
Quand il fit tout à fait noir, sous le ciel si couvert, notre course au trot rapide, continuée pendant des heures et des heures, devint très solennelle, entre les deux rangées de ces grands arbres, garnis jusqu’en bas de lianes en chevelure, qui se succédaient comme les trop hautes et fantastiques charmilles d’un parc n’ayant pas de fin.
Il arrivait que de grosses bêtes noirâtres, vaguement aperçues dans les ténèbres, nous barraient le passage : les buffles inoffensifs et stupides, qu’il fallait écarter à coups de fouet en poussant des cris. Puis revenait le vide monotone de la route – avec ce silence, qui bruissait de la joie des insectes.
Et on songeait à tout ce que la forêt couvait de vie nocturne, sous son calme immense : tant de fauves, grands ou petits, à l’affût ou en maraude ; tant d’oreilles aux aguets ; tant de prunelles dilatées, épiant les moindres mouvements de l’ombre.
La coupée dans les arbres mystérieux se prolongeait toujours devant nous, aussi droite, pâlement grise entre deux hautes parois noires ; on savait d’ailleurs qu’en avant, en arrière, de tous côtés, pendant des lieues et des lieues, l’impénétrable et inquiétant fouillis des branches étendait son oppression suprême.
Les yeux s’étaient habitués à la nuit, on y voyait comme on voit en rêve, et on distinguait parfois, sortant des fourrés pour aussitôt s’évanouir, d’imprécises bêtes rôdeuses au pas de velours.
Vers onze heures enfin, des petits feux apparurent ; les bords du chemin furent jonchés de longues pierres, de pierres de ruines, et, sur le ciel ténébreux, au-dessus de la cime des arbres, se dessinèrent les silhouettes géantes des dagabas : j’étais prévenu, et je savais que ce n’étaient point des collines, mais les temples de la ville ensevelie.
Là, nous trouvâmes le gîte pour la nuit, dans une auberge d’Indiens, au milieu d’un jardinet paradisiaque, dont notre lanterne, en passant, nous montra les fleurs.
Maintenant donc, le jour se lève et j’entends au-dessous de moi, dans la forêt, le réveil des oiseaux. Sur cette tour de temple, je suis entouré par les broussailles et les herbages, comme en pleine jungle ; des chauves-souris, dont j’ai troublé la paix, tournoient dans la lumière matinale, bêtes des ruines aux ailes grises, et de tout petits écureuils sauteurs, merveilleux de vitesse et de grâce, me surveillent à travers les feuilles.
À mes pieds, quelques-uns de ces grands arbres, qui font à la ville morte son linceul, sont parés comme pour une fête de printemps : des fleurs rouges, des fleurs jaunes, des fleurs roses. Et une averse passe, rapide, sur les belles cimes fleuries, puis s’en va se perdre, se dissoudre en brouillard, au fond des lointains sauvages.
Mais le soleil, qui monte vite derrière les nuées et la pluie, chauffe déjà lourdement ma tête ; il est l’heure de rentrer sous bois, à l’ombre, dans la nuit verte où vivent les hommes d’ici, et je redescends de la sainte tour par un escalier de branches.
En bas, c’est le monde confus des débris et des ruines, dans la terre rouge, parmi les monstrueuses racines qui se tordent comme des serpents. Par centaines gisent les divinités brisées, les éléphants de granit, les autels, les chimères, attestant l’effroyable hécatombe de symboles faite, il y aura tantôt deux mille ans, par les envahisseurs malabars.
Autour des indestructibles dagabas, les bouddhistes de nos jours ont pieusement ramassé les plus vénérables de ces choses ; sur les marches des temples anéantis, ils ont aligné des têtes coupées d’anciens dieux, et, par leurs soins, les vieux autels restés debout, frustes et informes à présent, sont couverts chaque matin d’exquises fleurs, et des petites lampes y brûlent encore, Anuradhapura demeure à leurs yeux la ville sacrée, et, de très loin, des pèlerins, déçus de leur incarnation terrestre, viennent s’y recueillir et prier, dans la paix des arbres.
Les dimensions et le plan des grands sanctuaires s’indiquent encore par les séries de marbres, de dalles, de colonnades, qui partent des tours, pour se perdre sous bois ; on devait arriver au lieu très saint par d’interminables vestibules que gardaient les dieux inférieurs et les monstres, tout un peuple de pierre, aujourd’hui gisant et pulvérisé.
En plus de ces temples-là, qui dominent de loin la jungle touffue, il en est des centaines d’autres, effondrés partout, et aussi des vestiges de palais sans nombre ; la forêt recèle autant de piliers en granit que de troncs d’arbres, et tout se confond, sous la retombée des verdures éternelles.
Au début de notre ère, la princesse Sanghamitta, qui fut une grande mystique, avait apporté du nord de l’Inde, pour le planter ici, un rameau de l’arbre sous lequel Bouddha venait d’acquérir la Connaissance – et le rameau vit encore, devenu un arbre énorme et multiple, dont toutes les branches ont projeté des racines, à la façon des banians ; il est entouré d’antiques autels, de petites lampes religieuses qui brûlent sans cesse dans le crépuscule vert, et de jonchées de fleurs odorantes, chaque jour renouvelées.
Ce qui surtout donne à cette forêt sa mélancolie étrange, c’est d’y rencontrer tant de seuils, de magnifiques seuils en marbre blanc couverts de fines sculptures ; tant de perrons que gardent des divinités au sourire d’accueil – mais qui ne mènent nulle part : les demeures, qui étaient en bois, n’ont plus laissé, à travers les siècles, d’autres traces que leurs marches et leurs dalles ; ces entrées somptueuses n’aboutissent aujourd’hui qu’à des racines, qu’à des herbes et à de la terre.
Il y a aussi, depuis quelques années, en un coin d’Anuradhapura, un village habité, mais un pastoral village qui ne dérange point la mélancolie du lieu, car il se cache sous les branches comme les ruines. Les Indiens qui sont revenus vivre dans la cité ensevelie n’ont point arraché les grands arbres de la forêt, mais les ont seulement dégagés par places des lianes et des ronces, découvrant ainsi de fines pelouses où leurs zébus, leurs chèvres, paissent à l’ombre, comme des bêtes heureuses sur un sol de bois sacré. Eux, les Indiens dont la vie s’écoule au milieu des ruines saintes et qui se baignent dans les piscines des palais, pensent qu’il y a le soir des fantômes errants, de princes ou de rois, et évitent de se tenir dans l’ombre des grandes dagabas, par les nuits de lune.
D’ailleurs, c’est ici l’asile ombreux du recueillement et de la prière. Un calme d’église plane sur les sentiers, sur les délicats tapis d’herbe, où des fleurs semblables à de larges azalées tombent en pluie du haut des arbres.
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