Et combien sont touchantes, devant les statues brisées depuis deux mille ans, ces petites lampes constamment allumées sous bois, et ces fleurs toujours fraîches posées sur les vieilles pierres !

Dans l’Inde, on ne porte point de bouquets aux dieux, mais on fait d’admirables jonchées pour leurs autels : des jasmins à profusion – rien que les corolles, arrachées de la tige –, et des gardénias, et d’épaisses fleurs au parfum de tubéreuse, formant des nappes odorantes, sur la blancheur desquelles on sème ensuite quelques roses du Bengale, ou quelques hibiscus bien rouges. Et il y a tout cela ici, sur les dalles des temples écroulés qui s’absorbent lentement dans la terre.

II

Le temple des rochers

Au sortir de la forêt où les ruines sont enfouies, au seuil de la jungle, le temple des Rochers a gardé intacts ses dieux millénaires.

Çà et là, dans les lointains de la plaine sauvage, on en aperçoit, de ces rochers pareils à ceux du temple et provenant d’on ne sait quels cataclysmes anciens. Arrondis et lisses, sortes de boursouflures brunes dont rien dans le sol d’alentour n’explique la présence, ils semblent d’énormes bêtes isolément posées sur les herbages. Ceux qui recèlent le sanctuaire forment quelque chose comme une réunion de monstres couchés, et le plus gros porte la dagaba indicatrice (le clocher bouddhique), ainsi qu’un éléphant porterait sa tourelle une très vieille petite dagaba, toute blanche de chaux sur cette croupe sombre.

La jungle, quand j’arrive là, s’étend silencieuse et déserte sous le chaud soleil du soir. Personne aux abords de ce temple ; mais par terre un amas de fleurs fanées encore odorantes, jasmins et gardénias : toutes les jonchées blanches des précédents jours, témoignant que les dieux d’ici ne sont point oubliés.

Les roches, à tournure de monstre, baignent d’un côté dans un étang, où des crocodiles habitent sous les grandes fleurs des lotus. De près, on distingue, le long de leurs flancs polis, de vagues bas-reliefs à peine indiqués, estompés, dirait-on, et fuyant sous le regard comme des reflets, mais d’un dessin habile qui donne l’illusion de la vie : cela représente des trompes, des oreilles, des pieds, des contours d’éléphants ; on a utilisé, avec un art singulier, les mystérieuses dispositions de la pierre, qui avait déjà pris un peu de la structure de ces bêtes royales, avec la teinte et le grain de leur peau.

Et, par places, dans les replis de ces formes rondes, des plantes ont poussé, qui n’ont pas l’air vraisemblable, tant elles sont nettes et éclatantes sur ces fonds couleur de vieux cuir : des pervenches trop roses, des hibiscus trop rouges, et de jeunes arékiers trop magnifiquement verts, pareils à des touffes de plumes au bout de hampes en roseau.

Derrière le groupe des rochers se cache une antique maisonnette pour les bonzes gardiens, et l’un d’eux sort à ma rencontre ; un jeune homme, drapé, comme tous les prêtres bouddhistes, dans une toge unie, teinte de beau safran, qui laisse à nu l’une de ses épaules et l’un de ses bras. Pour m’ouvrir le sanctuaire, il apporte une clef très ornée, longue de plus d’un pied. Avec sa jolie figure grave et ses yeux de mystique, s’avançant la clef à la main, il ressemble, sous le soleil qui le dore, à un saint Pierre en cuivre rouge qui serait vêtu de cuivre jaune.

Entre des touffes de pervenches roses, nous montons ensemble par un escalier taillé dans la roche – et la jungle autour de nous agrandit son cercle désert.

À mi-hauteur du bloc principal, le sanctuaire a creusé, au cœur même de la pierre dure. D’abord une petite caverne, sorte d’atrium, qui contient la table des offrandes, couverte d’une fraîche nappe de gardénias blancs ; et au fond est l’entrée du lieu très saint, que ferment deux battants de bronze, avec une énorme serrure ouvragée.

Quand cette porte du fond s’ouvre, avec un grondement de métal, découvrant les grandes idoles peintes c’est comme si on descellait un réservoir de parfum précieux : les essences de roses et de santal, tous les jours répandues, les gardénias et les tubéreuses, qui font par terre une épaisse neige blanche, embaument et grisent. Les dieux qui vivent là, dans une presque constante obscurité de souterrain, sont éternellement baignés d’exquises senteurs.

Il y a place à peine pour quatre ou cinq personnes dans le temple étroit, resserré comme une armoire, et encombré par tant de statues. Des déesses de douze pieds de haut, taillées à même le roc, garnissent toutes les parois de leurs grands corps rapprochés ; elles ont le visage jaune, couleur robe de bonze, et leur coiffure touche la voûte. Un bouddha de taille surhumaine est assis au milieu, dans sa pose de perpétuel songeur, et des dieux moindres, aux dimensions de poupée, se pressent à ses genoux, sous le regard fixe de ces déesses géantes qui font cercle, qui ont l’air de s’être formées en ronde alentour. Malgré l’éclat de leurs ornements d’or, malgré les couleurs encore fraîches, les rouges et les bleus de leurs robes de pierre, tous ces personnages aux longs yeux donnent bien la notion de leur antiquité effroyable.

Ma visite imprévue a fait pénétrer dans leur grotte un peu de jour, et leur a permis d’apercevoir, au-delà du vestibule ouvert, les lointains de cette jungle où vivait aux siècles passés le peuple de leurs adorateurs.

Je les regarde un instant, presque gêné de me trouver brusquement en face et si près d’eux, et je laisse le prêtre refermer bientôt la sainte armoire, pour que ces habitants du rocher se replongent dans leurs ténèbres parfumées et leur silence.

Je m’en vais à présent, moi l’étranger à qui ces symboles et cette paix bouddhiques demeurent encore incompréhensibles, et le gardien en robe jaune regagne tranquillement son logis d’ermite – prêtre d’un temple d’étrangeté rare, n’ayant d’autre soin terrestre que d’y arranger des fleurs et vivant sans peines comme sans joies, au milieu de cette thébaïde, dans la seule espérance de se prolonger soi-même, au-delà de son incarnation d’un jour, en une impersonnelle et morne éternité.

Le soleil baisse quand je quitte la jungle du rocher-temple pour rentrer dans les bois de haute futaie où la ville d’Anuradhapura s’est endormie et, devant repartir demain au petit jour, je vais errer jusqu’à la nuit dans les ruines.

« Les plus grandes rues sont celles de la Lune, du Roi, la rue couverte de sable et une quatrième. Et, dans la rue de la Lune, on trouve onze mille maisons. La distance de la porte principale à la porte du Midi est de seize milles ; de la porte du Nord à la porte du Midi, on compte seize milles également. » En effet, sous les arbres, c’est à n’en plus finir, ces gisements de pierres, de décombres et de sculptures d’un style si lointain : divinités coiffées de tiares ; monstres héraldiques à corps de crocodile, à trompe d’éléphant et à queue d’oiseau.