Soit, me voici parti à pied, et j’atteins le but avant la nuit. J’ai voyagé de cette façon des semaines entières. Vous aurez pendant ce temps-là travaillé à gagner le prix de votre billet, et arriverez là-bas à une heure quelconque demain, peut-être ce soir, si vous avez la chance de trouver de l’ouvrage en temps. Au lieu d’aller à Fitchburg, vous travaillerez ici la plus grande partie du jour. Ce qui prouve que si le chemin de fer venait à faire le tour du monde, j’aurais, je crois, de l’avance sur vous ; et pour ce qui est de voir le pays comme acquérir par là de l’expérience, il me faudrait rompre toutes relations avec vous.

Telle est la loi universelle, que nul homme ne saurait éluder, et au regard du chemin de fer même, on peut dire que c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Faire autour du monde un chemin de fer profitable à tout le genre humain, équivaut à niveler l’entière surface de la planète. Les hommes ont une notion vague que s’ils entretiennent assez longtemps cette activité tant de capitaux par actions que de pelles et de pioches, tout à la longue roulera quelque part, en moins de rien, et pour rien ; mais la foule a beau se ruer à la gare, et le conducteur crier : « Tout le monde en voiture ! » la fumée une fois dissipée, la vapeur une fois condensée, on s’apercevra que pour un petit nombre à rouler, le reste est écrasé, – et on appellera cela, et ce sera : « Un triste accident. » Nul doute que puissent finir par rouler ceux qui auront gagné le prix de leur place, c’est-à-dire, s’ils vivent assez longtemps pour cela, mais il est probable que vers ce temps-là ils auront perdu leur élasticité et tout désir de voyager. Cette façon de passer la plus belle partie de sa vie à gagner de l’argent pour jouir d’une liberté problématique durant sa moins précieuse partie, me rappelle cet Anglais qui s’en alla dans l’Inde pour faire d’abord fortune, afin de pouvoir revenir en Angleterre mener la vie d’un poète. Que ne commença-t-il par monter au grenier ! « Eh quoi », s’écrient un million d’Irlandais surgissant de toutes les cabanes du pays : « Ce chemin de fer que nous avons construit ne serait donc pas une bonne chose ? » À cela je réponds : « Oui, relativement bonne – c’est-à-dire que vous auriez pu faire pis ; mais je souhaiterais, puisque vous êtes mes frères, que vous puissiez mieux avoir employé votre temps qu’à piocher dans cette boue. »

 

Avant de finir ma maison, désirant gagner dix ou douze dollars suivant un procédé honnête et agréable, en vue de faire face à mes dépenses extraordinaires, j’ensemençai près d’elle deux acres et demi environ de terre légère et sablonneuse, principalement de haricots, mais aussi une petite partie de pommes de terre, maïs, pois et navets. Le lot est de onze acres en tout, dont le principal pousse en pins et hickorys, et fut vendu la saison précédente à raison de huit dollars huit cents l’acre. Certain fermier déclarait que ce n’était « bon à rien qu’à élever des piaillards d’écureuils ». Je ne mis aucune sorte d’engrais dans ce sol, dont non seulement je n’étais que le « squatter », pas le propriétaire, mais ne comptais pas en outre recommencer à cultiver autant, et je ne sarclai pas complètement tout sur l’heure. En labourant je mis au jour plusieurs cordes de souche qui m’approvisionnèrent de combustible pour longtemps, et laissèrent de petits cercles de terreau vierge, aisément reconnaissables, tant que dura l’été, à une luxuriance plus grande de haricots en ces endroits-là. Le bois mort et en grande partie sans valeur marchande, qui se trouvait derrière ma maison, ainsi que le bois flottant de l’étang, ont pourvu au reste de mon combustible. Il me fallut louer une paire de chevaux et un homme pour le labour, bien que je conduisisse moi-même la charrue. Mes dépenses de fermage pour la première saison, en outils, semence, travail, etc., montèrent à 14 dollars 72 cents et demi. Le maïs de semence me fut donné. Il ne revient jamais à une somme appréciable, à moins qu’on ne sème plus qu’il ne faut. J’obtins douze boisseaux de haricots, et dix-huit de pommes de terre, sans compter un peu de pois et de maïs vert. Le maïs jaune et les navets furent trop tardifs pour produire quelque chose. Mon revenu de la ferme, tout compris, fut de :

 

 

$ 23 44

Déduction des dépenses…

14 72 ½

Reste…

 8 71 ½

 

Outre le produit consommé et le produit en réserve lors de cette évaluation, estimés à 4 dollars 50 cents – le montant de la réserve faisant plus que compenser la valeur d’un peu d’herbe que je ne fis pas pousser. Tout bien considéré, c’est-à-dire, considérant l’importance d’une âme d’homme et du moment présent, malgré le peu de temps que prit mon essai, que dis-je, en partie même à cause de son caractère passager, je crois que ce fut faire mieux que ne fit nul fermier de Concord cette année-là.

L’année suivante je fis mieux encore, car c’est à la bêche que je retournai toute la terre dont j’avais besoin, environ le tiers d’un acre, et j’appris par l’expérience de l’une et l’autre année, sans m’en laisser le moins du monde imposer par nombres d’ouvrages célèbres sur l’agriculture, Arthur Young comme le reste, que si l’on vivait simplement et ne mangeait que ce que l’on ait fait pousser, ne faisait pousser plus que l’on ne mange, et ne l’échangeait contre une quantité insuffisante de choses plus luxueuses autant que plus coûteuses, on n’aurait besoin que de cultiver quelques verges de terre ; que ce serait meilleur marché de les bêcher que de se servir de bœufs pour les labourer, de choisir de temps à autre un nouvel endroit que de fumer l’ancien, et qu’on pourrait faire tout le travail nécessaire de sa ferme, comme qui dirait de la main gauche à ses moments perdus en été ; que de la sorte on ne serait pas lié à un bœuf, à un cheval, à une vache, ou à un cochon, comme à présent. Je tiens à m’expliquer sur ce point avec impartialité, et comme quelqu’un qui n’est pas intéressé dans le succès ou l’insuccès de la présente ordonnance économique et sociale. J’étais plus indépendant que nul fermier de Concord, car je n’étais enchaîné à maison ni ferme, et pouvais suivre à tout moment la courbe de mon esprit, lequel en est un fort tortueux. En outre, me trouvant déjà mieux dans mes affaires que ces gens, ma maison eût-elle brûlé ou ma récolte manqué, que je ne me fusse guère trouvé moins bien dans mes affaires qu’avant.

J’ai accoutumé de penser que les hommes ne sont pas tant les gardiens des troupeaux que les troupeaux sont les gardiens des hommes, tellement ceux-là sont plus libres. Hommes et bœufs font échange de travail, mais si l’on ne considère que le travail nécessaire, on verra que les bœufs ont de beaucoup l’avantage, tant leur ferme est la plus grande. L’homme fournit un peu de sa part de travail d’échange, en ses six semaines de fenaison, et ce n’est pas un jeu d’enfant. Certainement une nation vivant simplement sous tous rapports – c’est-à-dire une nation de philosophes – ne commettrait jamais telle bévue que d’employer le travail des animaux. Oui, il n’a jamais été ni ne semble devoir être de si tôt de nation de philosophes, pas plus, j’en suis certain, que l’existence en puisse être désirable. Toutefois, jamais je n’aurais, moi, dressé un cheval plus qu’un taureau, ni pris en pension en échange de quelque travail qu’il pût faire pour moi, de peur de devenir tout bonnement un cavalier ou un bouvier ; et la société, ce faisant, parût-elle la gagnante, sommes-nous certains que ce qui est gain pour un homme, n’est point perte pour un autre, et que le garçon d’écurie a les mêmes motifs que son maître de se trouver satisfait ? En admettant que sans cette aide quelques ouvrages publics n’eussent pas été construits, dont l’homme partage la gloire avec le bœuf et le cheval, s’ensuit-il qu’il n’eût pu dans ce cas accomplir des ouvrages encore plus dignes de lui ? Lorsque les hommes se mettent à faire un travail non pas simplement inutile ou artistique, mais de luxe et frivole, avec leur assistance, il va de soi qu’un petit nombre fait tout le travail d’échange avec les bœufs, ou, en d’autres termes, devient esclave des plus forts.