« Bon, maintenant que la chose est entendue, peut-être aimeriez-vous connaître mon histoire ? » Et sans attendre la réponse, elle fit le récit de son mariage malheureux : son époux, un peintre en bâtiment, avait complètement changé d’attitude envers elle après la naissance de leur deuxième enfant, ne lui donnant plus d’argent pour le foyer et mettant en vente leur logement par deux fois. « J’ai finalement décidé d’enfoncer le clou, et, apercevant les vêtements de travail de mon mari, je me suis dit, il a si souvent exigé que je les mette pour lui filer un coup de main sur les chantiers, pour ne les mettrais-je pas pour mon propre compte et partais pour de bon ? Je n’aimais pas l’idée d’abandonner les enfants mais je ne pouvais plus vivre avec lui. » « Mais votre mariage ? » demanda Albert. « C’était triste de se retrouver seule dans une chambre vide. Je me sentais aussi seule que vous l’avez été, et un jour, croisant une fille aussi isolée que moi, je lui proposai : vivons ensemble, chacun paiera sa part. Elle avait un emploi, j’avais le mien, et nous nous en sortions bien à deux. Et je peux l’affirmer sans mentir, depuis que nous sommes mariées, nous n’avons pas vécu une heure qui ne fût malheureuse. Comme les gens commençaient à médire, nous avons été obligées d’en passer par le mariage. J’aimerais que vous voyiez notre maison. Dès qu’un travail est achevé, je retourne chez moi le cœur joyeux alors que je quitte mon foyer le cœur lourd. » « Mais je ne comprends pas… » fit Albert. « Que ne comprenez-vous pas ? » Quelles que fussent les pensées d’Albert, elles s’étaient évaporées car ses paupières tombaient. « Vous êtes en train de vous endormir, constata Hubert, et moi de même. Il n’est pas loin de trois heures du matin et je dois attraper le train de cinq heures. » « Je n’arrive pas à me concentrer sur ce que je voulais vous demander, marmonna Albert, mais on en parlera demain. » Puis elle se poussa pour laisser une place à Hubert.
1. Quartier de Londres dédié à la justice et construit autour de l’église du Temple.
III
Qu’est-il devenu ? s’interrogea Albert en se réveillant. Elle se souvint peu à peu qu’Hubert devait prendre le premier train qui partait d’Amiens Street à… J’ai dû dormir profondément car elle ne m’a pas réveillée, ou alors elle s’est éclipsée sans un bruit. Mais… Dieu Tout-Puissant, quelle heure est-il ? En se rendant compte qu’elle avait dormi une heure de trop, elle s’habilla en grommelant à plusieurs reprises : une telle chose ne m’est jamais arrivée. Et l’hôtel qui est complet… Pourquoi n’ont-ils pas envoyé quelqu’un me chercher ? La patronne aura repensé à mon compagnon et a peut-être voulu que je finisse ma nuit… Je l’avais prévenue que je ne fermerais pas l’œil avant qu’elle s’en aille. Ah… il ne faut pas que je prenne l’habitude de dire « elle » en parlant de lui. Juste Ciel, si la patronne connaissait tous les détails ! Je m’étais réveillée avec une bonne heure de retard, et si personne n’était déjà debout, quelqu’un le serait bientôt. Hâte-toi lentement, pensa-t-elle. Toutefois, malgré le mal qu’elle eut à retrouver ses vêtements, Albert était à son poste à son étage à peine vingt minutes plus tard, montant et descendant les escaliers, préparant et servant les petits-déjeuners dans la demi-douzaine de suites dont elle avait la charge. Elle donnait des consignes à chacun, marmonnant des « j’ai laissé passer l’heure aujourd’hui et nous sommes complets », « pourquoi la 54 ne s’est-elle pas encore manifestée ? », « la 35 a-t-elle déjà sonné ? ». « Mon Dieu, Albert, soupira une femme de chambre, je ne me rongerais pas les sangs pour ce retard, cela ne vous arrive jamais, ce n’est pas si grave. » « Et rester debout la moitié de la nuit à discuter avec M. Page, ajouta une autre, et ensuite enchaîner avec nous. » Rester debout la moitié de la nuit à discuter avec M. Page, se répéta Albert. Mon compagnon de chambre ! Où était-il ? « Je ne l’ai pas entendu partir ! » « Il a raté son train pour ce que j’en sais. » « Mais laissez-moi faire mon travail et occupez-vous du vôtre. » « Vous êtes bien ombrageux ce matin, Albert » ronchonna la servante chef. Et elle s’en alla bavarder avec deux autres domestiques qui venaient de jeter un œil curieux par-dessus la rampe d’escalier.
« Eh bien, monsieur Nobbs, commença le portier lorsque Albert descendit précipitamment accueillir des visiteurs et recevoir ses pourboires – eh bien, monsieur Nobbs, comment avez-vous trouvé votre compagnon de nuitée ? » « Oh, ça s’est bien passé, mais je ne suis pas habitué à partager mon lit, et il avait rapporté avec lui une puce qui m’a empêché de dormir. Et lorsque j’ai pu enfin m’endormir, c’était d’un sommeil de plomb si bien que je me suis réveillé avec une heure de retard. J’espère qu’il a eu son train. » Mais pourquoi tout ce tapage au sujet de mon hôte ? se demanda Albert en remontant à son étage. Page n’avait rien dit, non, elle n’avait rien dit, car nous sommes toutes les deux dans le même bateau, et me dénoncer signifierait se dénoncer. Je n’aurais jamais pu le croire si… mais elle n’alla pas au bout de sa pensée car la pudeur l’en empêchait. D’accord, c’est une femme, mais quel toupet d’épouser une jeune fille innocente ! Lui avait-elle confié son secret ou l’a-t-elle laissé le découvrir quand… La fille aurait dû prévenir la police ! C’était un vrai sujet de réflexion et lorsque arriva l’heure du repas, Albert était enclin à se dire qu’Hubert avait prévenu son épouse. Elle ne pouvait pas avoir eu le culot de l’épouser, songeait Albert, sans l’avoir mise en garde que certaines choses pouvaient ne pas se passer comme elle l’imaginait. Peut-être ne lui avait-elle rien dit avant leurs noces ou peut-être oui, et sa femme étant comme moi un de ces êtres qui ne désire pas ardemment la compagnie d’un homme, se retrouvait-elle heureuse de partager la vie d’Hubert.
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