Albert cherchait à se rappeler les mots exacts employés par Hubert. Il lui sembla qu’elle avait affirmé avoir vécu avec une fille, et ensuite qu’elles s’étaient mariées pour mettre un terme aux rumeurs. Bien entendu, il était exclu qu’ils puissent vivre ensemble autrement que mari et femme. Albert se souvenait que Page disait qu’il rentrait chez lui le cœur joyeux et en repartait toujours le cœur lourd. Il semblait donc évident que ce ménage était aussi heureux que n’importe quel autre, et sans doute plus que la plupart.
À cet instant précis, la 35 sonna. Albert fonça pour voir ce qu’ils voulaient, et ce ne fut que tard dans la soirée, entre neuf et dix heures, quand les clients furent de sortie au théâtre ou au concert, et que plus personne, excepté deux employées, ne se trouvaient dans les parages, qu’Albert, sa serviette jetée sur l’épaule, somnolant à moitié, médita sur le conseil que lui avait prodigué Hubert. « Vous devriez vous marier » avait suggéré Hubert. Hubert s’était marié. Il ne s’agissait évidemment pas d’un véritable mariage, cela ne pouvait l’être, mais ça semblait être une union heureuse. Pourtant la fille avait dû comprendre qu’elle n’épousait pas un homme. Hubert lui avait-il annoncé juste avant ou juste après ? Et comment ? Albert aurait aimé savoir ce qu’il lui avait dit. Car, après tout, j’ai travaillé dur, songea Albert, et ses pensées se dissipèrent dans la réflexion de ce qu’avait été sa vie au cours de ces vingt-cinq dernières années, une dérive d’un hôtel à un autre, sans le moindre ami. Il est vrai qu’elle avait croisé des hommes et des femmes bienveillants. Mais son secret l’avait contrainte à vivre à l’écart des hommes comme des femmes. Les vêtements réprimaient la femme en elle. Elle ne se souvenait plus de la sensation que l’on avait à porter des jupons, et elle ne sentait pas pour autant homme en portant des pantalons. Qui était-elle ? Rien. Ni homme, ni femme. Pas étonnant qu’elle soit si seule ! Mais Hubert avait balayé tout cela… Albert ne cessait de se dire qu’elle pouvait être la victime d’une mauvaise blague, et se prenait à imaginer à quoi ressemblait la maison de Hubert. Elle s’en voulait de ne pas l’avoir questionnée : possédait-elle une pendule sur le manteau de cheminée, des vases ? Une des servantes l’appela à l’autre bout du couloir, et une fois qu’Albert eut pris la commande de la 54, puis eut fini de s’en occuper, elle revint s’asseoir sur son siège, serviette sur l’épaule, pour retourner à sa rêverie. Elle crut se souvenir qu’Hubert avait déclaré que son épouse était modiste. Hubert avait-elle seulement prononcé ce mot, modiste ? Pourtant si elle ne l’avait pas fait, il semblait étrange à Albert que ce mot lui revienne à l’esprit. Il n’y avait aucune raison particulière pour que sa femme ne soit pas modiste, et si c’était le cas, il était probable qu’ils possédaient une maison dans une petite rue calme dénuée d’intérêt, louant une partie des lieux – la salle à manger et la cuisine – à une veuve ou deux. Le salon constituait certainement l’atelier et la boutique. Page et sa femme dormaient à l’étage. Réflexion faite, il lui semblait que si son métier était la chapellerie, sans doute Mme Page préférerait-elle le rez-de-chaussée pour sa boutique. Une troisième et quatrième distribution des « locaux » s’imposa à l’esprit d’Albert. En ressassant sans cesse le sujet, elle avait l’impression qu’Hubert n’avait point parlé de chapellerie mais de couture, et si c’était le cas, un simple atelier de couturière dans une rue tranquille s’accorderait parfaitement avec tout ce qu’Hubert avait raconté à propos de sa maison. Cependant Albert n’était pas certain, si jamais elle trouvait une femme désireuse de partager sa vie, que le métier de couturière soit celui qui lui plairait. Son choix se portait plutôt sur un magasin de tabac, de journaux et de friandises.
Pourquoi n’aurait-elle pas droit à un nouveau départ ? Hubert n’avait pas rencontré de difficultés.
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