Jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un l’entendrait, et jamais je n’aurais cru pouvoir de nouveau pleurer. » Hubert observait cette femme au corps maigre secoué de sanglots sous sa chemise de nuit grossière. « C’est bien plus triste que je ne le pensais, et si j’avais soupçonné combien ce serait triste, je n’aurais pas été capable de le supporter. J’ai joué des coudes pour y arriver, toujours joyeux et vif, sans personne à qui parler, enfin, ce n’est pas que je ne parlais pas mais c’était simplement pour demander des assiettes et des plats, des couteaux et des fourchettes ou autres, des nappes et des serviettes, maudissant la vie qui est la nôtre. Car on ne peut empêcher ce sentiment de nous submerger, qui que nous soyons, et on finit par comprendre que tous nos problèmes ne signifient rien et ne mènent à rien. Peut-être que tout aurait été mieux si j’avais plongé dans le fleuve. Mais pourquoi je pense à ces choses ? C’est vous, Hubert, qui m’y faites penser. » « Je suis désolé si… » « Oh, il ne sert à rien d’être désolé et je me comporte comme une idiote en pleurant ainsi. Je pensais que les regrets appartenaient à un autre monde, comme les jupons. Vous avez réveillé la femme en moi. Vous avez fait remonter tout cela à la surface. Mais je devrais garder ces choses pour moi. Je suis juste un peut-être, ni homme ni femme ! Je n’y peux rien. » Elle recommença à sangloter, et dans son chagrin, le mot solitude fut prononcé. Lorsque la tension retomba, Hubert déclara « oui, être seul, j’imagine que c’est cela » et il lui tendit la main. « Vous êtes bon, monsieur Page, et je suis sûre que vous garderez mon secret, bien qu’il ne m’importe pas tant que ça que vous le fassiez ou non. » « Bon, ne remettons pas le sujet sur le tapis, dit Hubert. Nous pouvons discuter et tenter de nous comprendre. Je suis certain que c’est une grande solitude que de vivre sans un homme ou une femme, réfléchir comme un homme et ressentir les choses comme une femme. » « Hubert, vous semblez bien connaître la question. Je n’y avais pas pensé sous cet angle, mais maintenant que vous le dites, je sens que vous touchez du doigt la vérité. Je suppose que ce fut une erreur de remiser mes jupons et d’enfiler ces pantalons. » « Je n’irais pas jusque-là. » Et ces mots étaient si inattendus qu’Albert en oublia un instant son chagrin et répondit : « Hubert, pourquoi dites-vous ça ? » « Eh bien, je pensais, vous pourriez vous marier. » « Jeune fille, je n’étais pas séduisante. Les hommes ne me regardaient pas, alors je suis certaine qu’ils ne le feront pas maintenant que je suis une femme dans la cinquantaine. Le mariage ! Mais qui épouserais-je ? Non, le mariage n’est pas pour moi. Je dois continuer à me conduire comme un homme. Mais vous ne direz rien de ma situation ? Vous m’avez promis, Hubert. » « Bien sûr que je ne dirai rien. Mais je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas vous marier. » « Qu’entendez-vous par là ? Vous n’êtes pas en train de vous moquer de moi, n’est-ce pas ? Parce que ce ne serait pas gentil. » « Me moquer ? Non, je ne parlais pas d’un homme. Vous pourriez épouser une femme. » « Épouser une femme ? répéta Albert, les yeux écarquillés. Une femme ? » « Ma foi, c’est ce que j’ai fait. » « Mais vous êtes un homme jeune, et plutôt beau garçon. N’importe quelle fille adorerait vous avoir et je suppose qu’elles en pinçaient toutes pour vous avant votre rencontre avec la bonne personne. » « Je ne suis pas un jeune homme, répliqua Hubert, je suis une femme. » « Maintenant j’en suis certain, se lamenta Albert, vous avez décidé de vous moquer de moi. Une femme ! » « Oui, une femme. Vous pouvez vérifier par vous-même si vous ne me croyez pas. Glissez votre main sous ma chemise, vous ne trouverez rien. » Albert recula instinctivement, heurtée dans sa pudeur. « Vous voyez, je me suis livrée à vous car je sentais que vous n’alliez pas me croire sur parole. Ce n’est pas une chose sur laquelle il pourrait y avoir le moindre doute. » « Oh, je vous crois » répondit Albert.
1 comment