Ne lui avait-elle pas dit – et Albert pouvait se remémorer ses paroles mot pour mot – Non, je ne parlais pas d’un homme. Vous pourriez épouser une femme. Albert avait des économies, oh oui… comme elle avait économisé pour ne pas finir à l’hospice ! Elle avait mis de côté jusqu’à cinq cents livres, ce qui était suffisant pour acheter un petit commerce, et elle éprouvait un agréable pincement au cœur dès qu’elle songeait à l’argent déjà investi dans deux maisons. Dans les six mois à venir, elle espérait augmenter son pécule à six cents livres, et s’il lui fallait deux ans pour trouver une associée et une affaire, elle aurait au moins soixante-dix ou quatre-vingts livres en plus. Cela pourrait se révéler d’une grande aide car ce serait une erreur de ne pas conserver de liquidités. Quant à son associée, elle devait agir comme Hubert. Le mariage mettrait un terme aux cancans, et elle pourrait même garder sa place à l’hôtel Morrison, ou alors quitter Morrison et compter sur des emplois occasionnels. Avec sa connaissance du métier, ce serait l’occasion de choisir le mieux payé : pas moins de seize pence la nuit. Elle se mettait à rêver à un périple : Belfast, Liverpool, Manchester, Bradford surgissaient dans son imagination, et après un mois ou deux d’absence, elle rentrerait au foyer, son cœur anticipant un accueil digne de ce nom, et bien qu’elle continuât à rester un homme aux yeux du monde, à la maison elle serait une femme pour l’être aimée. Avec une véritable associée, une qui se préoccuperait de la bonne marche des affaires, elles pourraient gagner dans les deux cents livres par an – quatre livres par semaine ! Et avec quatre livres par semaine, leur maison serait aussi jolie et confortable que n’importe quelle autre habitation de Dublin. Elle prévoyait un deux-pièces cuisine. L’ameublement prenait progressivement forme dans sa tête. Un grand sofa près de la cheminée recouvert de chintz ! Mais la toile de chintz se salissait vite en ville, un divan en velours sombre conviendrait mieux. Il coûterait cher, cinq ou six livres, et à ce rythme cinquante livres n’y suffiraient pas puisqu’elles devaient s’acheter un grand lit de qualité. Et si elles s’apprêtaient à décorer avec style, leur intérieur leur reviendrait dans les quatre-vingts livres. Avec un peu de chance, cette somme pouvait être réunie au cours des deux prochaines années à l’hôtel Morrison.
Albert passa mentalement en revue les pourboires qu’elle avait reçus. Les clients de la 34 partaient le lendemain. Ils ne rechignaient jamais à lui donner un demi-souverain, et elle décida que le demi-souverain de demain serait mis de côté comme le début d’économies destinées à l’achat d’une pendule pour le dessus de la cheminée en marbre ou d’un chiffonnier en acajou. Quelques jours après, elle obtint un souverain d’un autre client prenant congé, et il se transforma dans son esprit en une paire de ravissants chandeliers et en un miroir rond. Les pourboires n’étaient plus des pièces en métal blanc et jaune frappées à l’effigie d’un roi mort ou d’une reine vivante, mais le symbole de la vie qui l’attendait. Une couronne inattendue déplaçait sa contemplation sur la couleur des rideaux de leur salon. Albert comprit qu’un changement venait de s’opérer dans son existence : en apparence, tout était identique – transporter dans les étages des assiettes et des plats, prendre les commandes de boissons et de cigares – mais derrière cela émergeait une vie nouvelle. Une vie étrangement personnelle avec un petit plus, si bien que la vie en surface faisait pâle figure comparée à sa vie intérieure. Albert n’avait jamais été aussi bon majordome qu’à présent. Elle le savait. Quelques passages à vide, c’était tout ; et les employées qui la croisaient, munies de leurs plumeaux, en vinrent à se demander à quoi Albert pouvait bien rêvasser.
C’est vers cette époque que l’ameublement du salon au fond de la boutique fut terminé, tout comme celui de la chambre à l’étage. Albert imaginait à présent deux comptoirs, un pour les cigares, le tabac, les pipes et les allumettes, l’autre pour la vente des friandises, et une porte menant au salon de l’épouse. Cette dernière ne cessait de changer dans l’imagination d’Albert, de blonde, elle devenait brune, dodue puis mince, et son statut également fluctuant monopolisait sa rêverie. Parfois elle était accompagnée d’un enfant de trois ou quatre ans, le fils d’un homme décédé, car dans un de ses fantasmes, Albert épousait une veuve. Dans un autre, le plus fréquent, elle se mariait avec une femme qui avait transgressé la loi morale en abandonnant le foyer conjugal avant la naissance de son enfant.
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