Dans ce cas, cela supposait qu’elle ait fait le bon choix, puisque, après avoir quitté le droit chemin, Albert faisait d’elle une honnête femme. Albert incarnerait le père aux yeux de tous sauf aux yeux de sa femme, et elle espérait que la mère de l’enfant ne s’intéresserait plus au souvenir – comme dit le dicton – de ce moment d’abandon où la graine fut ensemencée. Un enfant serait un plaisir pour toutes les deux. Une femme enceinte lui plaisait encore plus qu’une veuve. Une fille qu’un soldat, un garçon d’étage ou un portier aurait fait fauter. Et Albert prêtait l’oreille, espérant sauver une de ces jeunes femmes en difficulté qui se présentaient régulièrement à l’hôtel Morrison. Plusieurs dans cette situation délicate avaient dû quitter l’établissement l’année dernière, mais pas une seule cette année. Toutefois des réunions religieuses traditionalistes se tiendraient bientôt à Dublin, et beaucoup de femmes les fréquentaient. Une fille malchanceuse pourrait récupérer un peu d’espoir en croisant sa route. Dans ses rêveries les plus audacieuses, Albert imaginait la naissance du bébé trois ou quatre mois après leur mariage, ses petites menottes et ses yeux avides quémandant sa protection. Quelle importance que l’enfant l’appelle maman ou papa ? Ce ne sont que des mots franchissant les lèvres, alors que l’amour est dans le cœur, et seul compte l’amour.



Mais que peut bien ruminer Albert ? se demanda un jour une femme de ménage désœuvrée en le croisant. Une histoire d’amour ? Peu probable. Un mariage avec une fille ? Il n’a un faible pour aucune d’entre nous. Qu’Albert soit en train de ressasser quelque chose, que quelque chose l’obsède, devint le sujet de conversation de tout l’hôtel. Peu de temps après, il parut évident qu’Albert profitait den’importe quelle excuse pour s’absenter de son poste. On l’avait aperçu déambulant dans les rues à scruter les maisons. Il avait économisé une grosse somme d’argent dont une partie était placée dans des biens immobiliers, il était donc possible que sa présence dans ces rues s’explique par le fait qu’il soit en train d’investir encore ou bien – et cette seconde hypothèse restait celle qui excitait le plus les imaginations – qu’Albert allait se marier et cherchait une maison pour sa future femme. Il avait été vu parlant à Annie Watts, mais elle n’était pas disposée à fonder une famille. Malgré ses yeux mélancoliques et sa douce voix, elle ne fut pas choisie. Elle n’a aucun cœur à l’ouvrage, pensait Albert, elle ne songe qu’au moment où elle aura terminé sa journée, elle ne conviendrait pas pour tenir une boutique. Tandis que Dorothy Keyes est un bourreau de travail. Mais Albert ne pouvait souffrir cette grande femme aux traits anguleux, bâtie comme un garçon et avec un long cou de cygne. Outre son physique peu attrayant, elle n’avait pas de manières. Alice par contre, avec sa silhouette gracile et sa vivacité d’esprit, accédait à la liste des candidates. Hélas, elle était de nature coléreuse. Nous nous disputerions, se dit Albert, et ramassant sa serviette qui avait glissé de son genou au sol, elle passa en revue les employées de l’étage du dessus. Une certaine majesté dans la silhouette et la démarche l’incitèrent à considérer Mary O’Brien. Mais après réflexion, l’idée que Mary O’Brien soit catholique lui posait problème car pour les protestants irlandais, papistes et protestants ne faisaient jamais bon ménage.

Albert était en train de se pencher sur le cas d’une autre fille lorsqu’une voix interrompit sa méditation. Annie Watts, cette paresseuse, cherchait à tuer le temps en bavardant au lieu de vaquer à ses occupations ; elle venait de s’adresser à Albert qui leva les yeux. Cette dernière, voyant qu’elle le dérangeait, hésita et bafouilla, incapable d’aller droit au but, puis se lança, de manière assez maladroite, en lui annonçant l’arrivée de la nouvelle cuisinière, Helen Dawes, mais, dit-elle, elle ne pensait pas que cela intéresse le moins du monde Albert.