Pourtant, à sa grande surprise, une lueur s’alluma dans son regard. « La connaissez-vous ? » demanda Annie. « Si je la connais ? Non, je ne la connais pas, mais… » À ce moment-là, une sonnette retentit. « Oh… zut ! » s’exclama Annie tandis qu’elle partait sans se presser vers l’escalier. Albert se dépêcha de descendre à la 47 pour voir ce que voulait le client. Du papier à lettres et des enveloppes. Il n’arrivait pas à écrire avec le stylo fourni par l’hôtel : Albert serait-il assez aimable pour envoyer le groom s’en procurer ? « Avec plaisir, avec plaisir, s’empressa de répondre Albert. Aimeriez-vous avoir le papier et les enveloppes avant que le garçon de course vous rapporte les stylos, monsieur ? » L’homme répondit que cela ne lui serait d’aucune utilité sans les stylos. « Comme vous voudrez, monsieur, comme vous voudrez. » Et tandis qu’elle attendait le groom, Albert franchit les portes battantes et guetta un visage nouveau parmi les jeunes femmes qui allaient et venaient au milieu des cuisiniers en toques et tabliers blancs. Elles transportaient les plats jusqu’à l’imposant comptoir en zinc qui séparait le territoire des aides et des filles de cuisine de celui des serveurs. Elle doit être là, se dit-elle. Puis Albert s’en retourna à l’office dans l’espoir de croiser la nouvelle recrue, Helen Dawes. Quand elle l’aperçut, elle s’avéra être très différente de la Helen Dawes qu’elle s’était imaginée : une jeune femme massive au teint assez mat, vingt-trois ans, de taille moyenne – plutôt en dessous de la moyenne qu’au-dessus – avec des dents régulières et blanches mais malheureusement plantées en avant, ce qui lui donnait l’air d’un lapin. Ses yeux semblaient marron foncé mais en les scrutant de près, Albert découvrit qu’ils étaient gris-vert, et avec une étincelle dans le regard dès qu’elle s’exprimait. Son visage s’éclairait alors et surgissait une sorte d’assurance dans sa voix. Albert fut à la fois séduite et inquiète. Une telle assurance dans la voix ! Comment une remarque pareille a-t-elle pu jaillir dans mon cerveau ? se dit-elle quelques jours plus tard. Il serait difficile de trouver jeune femme plus bienveillante. Comment puis-je être aussi stupide ? Elle est une de ces femmes qui réussissent tout ce qu’elles entreprennent. Et Albert en arriva à se convaincre que le magasin de tabacs et de friandises ne pourrait faire autrement que prospérer sous la houlette d’Helen. Personne ne serait capable de duper Helen, et en mon absence, je serais tranquille sur la bonne marche des affaires. Quel dommage qu’elle ne soit pas enceinte, car ce serait charmant d’avoir un enfant qui trotterait dans la boutique en quémandant des bonbons au citron et qui nous appellerait père et mère. Soudain, une pensée bizarre traversa l’esprit d’Albert – après tout, ce n’était pas bien grave si Helen enfantait plus tard. Bien sûr, il fallait compter avec les dépenses pour l’accouchement. Tout bien réfléchi, un homme s’immisçant dans leur vie risquerait de gâcher leur bonheur. Peut-être Albert devait-elle renoncer à l’enfant et choisir une femme plus âgée ? Quoi qu’il en soit, elle ne put s’empêcher de demander à Helen de l’accompagner en promenade, et quand il la croisa, les mots lui vinrent naturellement : « Je finis mon service à trois heures et si vous n’êtes pas prise… » « Je termine aussi à trois heures » répondit Helen. « Êtes-vous fiancée ? » Helen hésita car il était vrai qu’elle était sortie, et continuait à le faire, avec un des hommes à tout faire. Elle n’était pas sûre que ce dernier voit cela d’un bon œil même si sortir avec un homme aussi inoffensif qu’Albert Nobbs ne lui semblait pas un problème. Inoffensif, pensait-elle, mais avec un portefeuille bien rempli, ce qui n’était pas le cas de Joe qui avait rarement sur lui de quoi payer son billet de train. Mais elle en pinçait pour Joe, et ne ferait aucune promesse à Albert avant de lui en avoir parlé d’abord.