« Il veut se promener avec toi ? Tiens donc, personne ne l’a jamais entendu proposer ça, ni à une femme, ni à un homme ou un enfant. Eh bien, tente le coup ! J’aimerais bien savoir ce qu’il a derrière la tête, je ne suis pas jaloux, tu peux y aller, tu ne crains rien avec lui. Je travaille, tu peux sortir avec lui. Sonde-le et essaie de savoir ce qu’il veut. Et emmène-le dans un magasin et rapporte une boîte de chocolats. » « Tu aimes les chocolats ? » s’enquit Helen, les yeux brillants. Elle dévisageait Joe qui, sentant qu’elle s’énervait, voulut y mettre fin immédiatement en l’interrogeant sur l’endroit où elle devait le retrouver. « Au coin de la rue. Il y est déjà. » « Alors, vas-y vite » dit-il d’un ton agacé. « Tu n’aimerais pas que je le fasse attendre ? » lui suggéra-t-elle. « Oh, chérie, non, non, pas pour Joe, pas pour Joseph, des fois qu’il l’apprenne » répliqua l’homme à tout faire d’une voix chantante.

Helen tourna les talons en espérant qu’aucune servante n’irait moucharder, et le cœur d’Albert fut rempli de joie en l’apercevant de l’autre côté de la rue, laissant passer le tramway avant de traverser la voie. « Aviez-vous peur que je ne vienne pas ? » Et Albert, mal à l’aise, avait répondu timidement : « Pas trop. » Une réponse pour le moins stupide, et pour dissiper un silence ennuyeux, Albert lui avait demandé si elle aimait les chocolats. « Un petit quelque chose à se mettre sous la dent aiderait à faire passer le temps » fut la réponse qu’Albert obtint. Partant en quête d’un magasin de friandises, Albert songeait qu’une dépense d’un shilling ou d’un shilling et demi lui permettrait d’y voir plus clair. Mais une fois dans la boutique, Helen regarda avidement l’étal et lorgna sur de grandes boîtes décorées, puis lui demanda si elle pourrait en avoir une. Albert, jugeant que c’était leur première sortie, lâcha un « oui », sans pour autant retenir un « j’ai peur que cela coûte cher ». Pour cette phrase, Albert eut à subir un regard méprisant de la part d’Helen qui haussa les épaules avec tant de dédain qu’Albert la pressa d’accepter une seconde boîte – une pour passer le temps, et l’autre pour emporter chez elle. Devant une telle démonstration de bonne volonté, Helen sentit qu’elle devait jacasser un peu pendant qu’ils marchaient. Elle croquait les chocolats au rythme de deux tous les réverbères. Albert se limitait à un qu’elle suçait lentement, n’y prenant pas vraiment de plaisir, si contrariée par la perte de trois shillings et demi. Comme si Helen percevait la cause de son inquiétude, elle fit admirer par son soupirant le dessin de la damoiselle sur la boîte, mais Albert n’arrivait pas à détourner ses pensées des goûts de luxe de sa compagne. Si chaque promenade devait lui coûter trois shillings et demi, en six mois, il ne resterait pas grand-chose pour la maison. Et elle se mit à calculer la somme totale à raison d’une sortie par semaine. Trois fois quatre font douze et quatre pièces de six pence font deux shillings. Quatorze shillings par mois, deux fois, cela donnait vingt-huit. Si Helen voulait deux boîtes par semaine, cela donnait vingt-huit shillings par moi. À ce rythme, elle dépenserait seize livres et seize shillings par an ! Dieu Tout-Puissant ! Mais peut-être qu’Helen n’exigerait pas deux boîtes de chocolat chaque fois qu’elles sortiraient… Et si c’était le cas, voudrait-elle sans doute d’autres choses ? Albert, apercevant la devanture d’un bijoutier, détourna l’attention de lajeune femme sur un cycliste qui venait d’éviter le tramway par un savant dégagement de côté. Pourtant Albert joua encore de malchance. Helen avait souhaité cette longue promenade pour se faire offrir une bicyclette, et si elle ne l’avait pas demandée à Albert, c’était parce qu’un autre joaillier était en vue. Elle s’arrêta pour contempler la vitrine, et pendant un moment, Albert crut que son cœur cessait de battre. Cependant Helen continua à croquer ses chocolats, assurée que le moment n’était pas venu d’exiger des cadeaux plus conséquents.

Au pont de Sackville Street, elle aurait aimé faire demi-tour, ayant peu d’attirance pour les coins mal fréquentés, mais Albert souhaitait lui montrer le quartier nord, et elle commença à se demander ce qui pouvait bien l’intéresser dans cette partie de la ville.