Et pourquoi tombait-il en arrêt devant toutes les échoppes de journaux et les marchands de tabac, jusqu’à ce qu’elle se souvienne soudain qu’il avait investi ses économies dans la pierre. Se pouvait-il que ce soit à lui ? Il en serait propriétaire ? Motivée par cette considération, Helen prêta une oreille plus attentive à l’énoncé qu’il lui faisait des recettes journalières de ces magasins, se disant qu’il était un homme plus fortuné que ce que les gens s’imaginaient, mais que c’était un avare. Cette hésitation sur la boîte de chocolats ! Je lui apprendrai, moi ! Et arrivant devant la boutique d’un drapier de Sackville Street, elle lui demanda une paire de longs gants six boutons. Elle avait également besoin d’une ombrelle, de chaussures et de bas ; et un mouchoir en soie ne serait pas de trop. Au bout de trois mois d’une cour assidue, Helen jugea qu’il était temps d’exiger des bracelets, car pour trois livres, l’assura-t-elle, ils en trouveraient un joli, un qu’elle aurait plaisir à porter et qui lui rappellerait Albert. Ce dernier toussota avec humilité et Helen sentit qu’elle « l’avait bien eu » comme elle le formula plus tard devant Joe Mackins. « Donc il les lâche facilement » remarqua Joe, et poussant de côté Helen, il commença à fouetter vigoureusement la rémoulade qui était en train de tourner, en expliquant qu’il avait le chef cuisinier sur le dos. « Mais, ma grande, puisqu’il les crache si rapidement, tu pourrais me rapporter quelques trucs. » Une pipe en bois d’églantier et une livre ou deux de tabac lui semblaient le moins qu’elle puisse obtenir. Mais Helen lui répondit que pour cela, elle serait obligée de lui demander de l’argent. « Et pourquoi pas ? insista Joe, demande-lui une p’tite pièce et peut-être qu’il t’en donnera une grosse. C’est toujours la première livre sterling la plus difficile à avoir, mais après, c’est facile comme bonjour. » « Tu crois qu’il en est là avec moi ? » l’interrogea Helen. « Eh ben, et toi ? Tu crois qu’il aurait accepté de t’offrir tout ça si c’était pas le cas ? » Comme Joe voulait savoir ce qu’elle en pensait, elle répondit que c’était difficile à dire : elle était sortie avec beaucoup d’hommes avant lui, mais jamais avec quelqu’un comme Albert Nobbs. « Comment ça ? » demanda Joe. Helen était perplexe face à l’attitude peu entreprenante d’Albert. « Tu veux dire, il te malmène pas ? » rétorqua Joe. « Oui, quelque chose dans ce goût-là, mais ce n’est pas que ça. Je suis déjà sortie avec des hommes délicats, mais lui semble avoir une idée précise. La moitié du temps, il est perdu dans ses pensées. » « Ben quoi, qu’est-ce ça fait, tant qu’il a des pièces dans sa poche et toi une main pour les retirer ? » Helen n’appréciait pas la cour que lui faisait Albert. Elle ne souhaitait plus sortir avec lui, elle était lasse et alors qu’elle s’apprêtait à le lui expliquer, elle en fut empêchée par une remarque de Joe. « La prochaine fois, questionne-le un peu pour savoir ce qu’il a en tête, juste pour voir s’il a du répondant ou s’il n’est guère plus qu’un chapon. » « Un chapon ? Qu’est-ce que c’est ? » « Un chapon, c’est une volaille mâle castrée. C’est peut-être ce qu’il est. » « Tu le penses vraiment ? » fit-elle en se promettant d’éclaircir ce point au cours de leur prochaine sortie. Car elle continuait à trouver étrange qu’Albert veuille lui acheter des présents sans chercher à l’embrasser. En réalité, c’était vraiment bizarre, et peut-être Joe avait-il raison ? Je pourrais aussi bien me promener avec ma mère, ce serait pareil. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Est-il aveugle ? Une autre fille le… Helen se sentait impuissante à construire une histoire plausible si bien qu’elle y renonça, très agacée. Cependant, elle n’arrivait pas à se calmer, s’énervant davantage jusqu’à enlaidir son visage à la peau mate. Je ne me conduis pas bien envers lui, songea-t-elle. Soit il est amoureux de moi, soit il… Et décidée à percer à jour les motivations d’Albert, elle descendit l’escalier en murmurant : « Albert doit bien savoir que j’ai un faible pour Joe Mackins, il est impossible qu’il ne s’en doute pas. Ça, c’est trop fort ! »
IV
Mais la perplexité d’Helen en quittant l’hôtel n’était pas aussi grande que celle d’Albert tandis qu’il l’attendait sur le trottoir. Elle savait qu’Helen avait une liaison avec Joe Mackins, et elle savait également que Joe Mackins n’avait rien à offrir à la jeune femme à part lui-même. Elle soupçonnait même qu’une partie de l’argent donné à Helen avait servi à lui acheter des pipes et du tabac.
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