Une certaine perspicacité n’est pas contradictoire avec l’innocence, et cela ne la gênait pas beaucoup qu’Helen ait peut-être une liaison avec Joe Mackins. Elle ne voulait pas voir Helen mal tourner, mais il était préférable qu’elle vive une passade avant son mariage plutôt qu’après. D’un autre côté, une femme qui avait connu l’amour pourrait être déçue de s’installer avec une autre femme, bien que le foyer qu’elle lui offrait serait bien meilleur que celui que pourrait lui procurer n’importe quel homme. Elle désirerait sûrement avoir des enfants, ce qui était très normal, et Albert sentait qu’elle aimerait un enfant plus que tout. On pourrait se débrouiller pour qu’Helen soit enceinte si c’était à quoi elle aspirait, mais il n’était pas question d’avoir un homme au magasin. Une fois qu’Helen porterait le bébé, il faudrait s’en débarrasser. Mais voudrait-il disparaître du paysage ? Ce ne serait pas facile si le père s’appelait Joe Mackins. Albert prévoyait que ce serait même compliqué, aussi préférait-elle n’importe qui d’autre comme père. Mais pourquoi se soucier du géniteur du bébé d’Helen avant de savoir si oui ou non elle enverrait balader Joe ? Ce qu’elle devrait faire sans ambiguïté si Helen et elle se mariaient. Leur mariage était ce qui importait, qu’elle choisisse d’avouer son sexe à Helen ce soir ou plus tard. Ce soir ne valait-il pas demain soir ? se demanda-t-elle. Mais comment lui annoncer ? Lui dire à brûle-pourpoint ? Helen, j’ai quelque chose à t’avouer. Je ne suis pas un homme, mais une femme. Non, ça ne marcherait pas. Comment Hubert s’y était-elle prise ? Si au moins elle le lui avait demandé, elle se serait épargné tous ces soucis. Après avoir écouté le récit d’Hubert, elle aurait dû lui dire : « J’ai une question à vous poser. » Mais elle avait eu les paupières si lourdes qu’elle avait eu du mal à se concentrer, et toutes deux étaient tombées de sommeil, ce qui n’était guère surprenant vu qu’elles avaient discuté pendant des heures. La manière dont l’épouse d’Hubert avait appris la nouvelle ne cessait de hanter Albert. Hubert lui avait-il avoué ou bien l’avait-elle… Sa pudeur refusait de poursuivre son raisonnement. Et Albert décida qu’elle ne laissera pas Helen le découvrir par elle-même, de cela elle en était certaine. Il fallait qu’elle la prévienne. Mais son aveu devait-il intervenir avant le mariage ou devait-elle le réserver pour la nuit de noces, au bord du lit ? C’était sans compter avec le tempérament impulsif d’Helen…, moi dans ma chemise de nuit et elle dans la sienne. D’un autre côté, elle pourrait se calmer après un accès de colère et se rendre compte des avantages d’une telle situation, en particulier si Albert entretenait chez elle l’espoir d’un enfant avec Joe Mackins au bout de deux ans. Elle devrait s’engager à attendre, et en deux ans, il avait fort à parier que Joe vivrait avec une autre fille. Mais que se passerait-il si elle le prenait mal et me causait du tort ? Helen pouvait appeler les voisins à l’aide ou la police, et nous serions conduites ensemble au poste. Albert ignorait la peine encourue pour avoir épousé quelqu’un de son sexe. Voilà où elle en était de ses cogitations ce matin-là, sur le bateau.
Une des facilités de Dublin était que l’on pouvait en sortir aussi aisément que de n’importe quelle autre ville. Les vapeurs fonctionnaient toute la journée. Albert ne savait pas combien il y en avait mais ils étaient nombreux. D’un autre côté, si elle décidait de jouer franc jeu et de tout lui avouer avant le mariage, Helen devrait faire la promesse de ne rien dire. Mais elle pouvait ne pas la tenir, cette promesse.
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