Alors la vie à l’hôtel Morrison deviendrait insupportable, or Albert devait la supporter. Ce serait un tollé général ! Une solution aussi mauvaise que l’autre. Si seulement elle avait interrogé Hubert Page ! Mais à l’époque, elle n’avait pas encore songé à marcher sur ses traces. Le bonheur des uns fait le malheur des autres, et elle commençait presque à regretter d’avoir écouté la confession d’Hubert. S’il n’y avait eu cette puce, elle ne serait pas dans de telles tracasseries. Albert lui avait fait la cour trois mois, pas seulement une journée, et tout le monde dans l’hôtel s’interrogeait sur celui, entre Albert et Joe Mackins, qui l’emporterait. On l’incitait à se hâter sinon Joe le battrait dans la dernière ligne droite. Toutes les conversations empruntaient au vocabulaire des courses de chevaux auxquelles Albert ne comprenait rien, ou si peu. Si elle avait pu se tirer de ce mauvais pas d’une façon ou d’une autre… mais c’était trop tard. Elle devait aller jusqu’au bout. Mais comment ? Un genre de fille tout à fait différent aurait convenu, mais elle aimait bien Helen. Sa façon de se tenir sur le seuil d’une pièce, jambes en appui, papotant avec un commerçant ou celle de tenir tête à Mme Baker et même au chef cuisiner. Elle adorait cette petite étincelle qui illuminait son regard quand une idée lui traversait l’esprit. Son rire jovial réchauffait le cœur d’Albert comme jamais rien ne l’avait fait. Avant de rencontrer Helen, elle avait toujours eu peur d’être aigrie. Elle pourrait parcourir le monde, jamais elle ne trouverait une personne aussi idéale qu’elle pour gérer son magasin. Mais l’affaire devait être conclue rapidement, les propriétaires actuels de la boutique retireraient leur offre si elle n’était pas acceptée avant le lundi suivant. Et nous sommes vendredi, soupira Albert. C’est ce soir ou jamais. Demain, Helen sera de service toute la journée, et dimanche, elle s’inventera une excuse pour rejoindre Joe Mackins. Après tout, pourquoi pas ce soir ? Mieux vaut faire avec courage ce qui doit être fait ! Tandis que le tramway cliquetait en remontant la grande rue de Rathmines Street, longeant des petites maisons à perron, jolis cubes posés sur des jardins ornementaux, certains avec une pelouse, et de temps à autre, une véritable maison entourée d’un vaste terrain, Albert échafaudait progressivement ses plans. Et quand le wagon obliqua à droite, puis à gauche, avant d’entamer la lente ascension de la côte de Rathgar Avenue, le moral d’Albert était au plus bas. Tous les subterfuges qu’elle avait tissés – la longue explication censée présenter leur mariage comme basé sur des intérêts communs et non sur une dimension sexuelle – semblaient avoir perdu tout sens. Les arguments qui lui avaient paru si convaincants dans Rathmines Avenue étaient balayés à Rathgar Avenue, et arrivée à la hauteur de Terenure, elle en était venue à la conclusion qu’il était inutile d’essayer de concocter une histoire à l’avance. Il faudrait qu’elle adapte ses paroles aux possibilités qui se feraient jour lorsqu’elle discuterait avec Helen, au crépuscule, sous les arbres, installées dans un dénivelé confortable où elles pourraient s’allonger à loisir. De là, elles entendraient les jeunes gens et les jeunes filles assis le long de la rive, se reposant de leur journée de travail avec un vague sentiment de satisfaction, conscients de l’autre, se contentant finalement d’une remarque en passant ou d’une émotion furtive.
L’espoir que les berges de la rivière le pousseraient à la confidence avait décidé Helen à lui proposer de passer la soirée près de la Dodder1. Albert avait apprécié sa suggestion, persuadé que s’il existait un endroit au monde où on pouvait avouer le plus facilement un secret, c’était bien les rives de la Dodder. Et Albert était convaincue qu’elle réussirait à lui expliquer, une fois installées dans un creux du terrain sous les chênes verts. Mais elle ne parvint pas à trouver les mots et le silence se fit pesant et sinistre. Elle semblait redouter le flux même de la rivière qui s’écoulait dans son lit boueux sans la moindre ondulation ni le moindre tourbillon.
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