L’allumette s’embrasa, il alluma la bougie et lorgna vers son compagnon de chambrée. « Tout va bien » et il s’attela à la tâche d’attraper la puce. « Elle est au bout de ma chemise, repue de tout le sang qu’elle m’a pompé, incapable de se mouvoir. Bon, voilà le savon… », et alors qu’il s’apprêtait à le plaquer sur l’insecte gorgé de sang, le peintre ouvrit les yeux en bâillant et, se tournant vers lui, il s’écria : « Dieu Tout-Puissant ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Bon sang, mais vous êtes une femme ! »

Si Albert avait eu la présence d’esprit de rabattre sa chemise sur ses épaules et de répondre : « Vous rêvez, mon gars », Page aurait pu replonger dans le sommeil, et au petit matin, il n’en aurait eu aucun souvenir, ou bien il aurait cru avoir rêvé. Mais Albert n’avait pas su trouver les mots. Elle se mit à pleurer comme une madeleine. « Vous ne me dénoncerez pas, n’est-ce pas monsieur Page ? Ou vous causeriez la perte d’un pauvre homme. C’est tout ce que je vous demande. Je vous supplie à genoux. » « Relevez-vous, brave dame » dit Hubert. « Brave dame ! » répéta Albert, car elle avait été si longtemps dans la peau d’un homme qu’elle ne se souvenait que rarement qu’elle était une femme. « Brave dame, répéta Hubert, relevez-vous et racontez-moi depuis combien de temps vous jouez ce rôle ? » « Depuis que je suis jeune fille, répondit Albert, vous ne le direz à personne, n’est-ce pas, monsieur Page ? Vous n’empêcheriez pas une pauvre femme de gagner sa vie ? » « Il n’y aucun danger, cela ne me serait même pas venu à l’esprit, mais j’aimerais entendre toute l’histoire. » « Comment j’en suis venue dès le plus jeune âge à travailler ? » « Oui, je veux savoir, car bien que mal réveillé, le sommeil a déserté mes yeux et mes oreilles. Mais avant que vous ne commenciez votre récit, racontez-moi ce que vous trafiquiez à enlever votre chemise. » « Une puce, confessa Albert, je suis très sensible aux puces, et vous avez dû en ramener avec vous, monsieur Page. Demain, je serai couverte de plaques. » « J’en suis désolé. Quand avez-vous décidé de devenir un homme ? C’était avant votre arrivée à Dublin, j’imagine ? » « Oh oui, bien longtemps avant. J’ai froid » dit-elle en tremblant. Elle fit retomber sa chemise sur ses épaules et enfila son pantalon.

1College Green est une place triangulaire située au cœur de Dublin. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2Le Festival de Punchestown est la manifestation hippique la plus importante se déroulant chaque année en Irlande.

II

« C’était à Londres, peu de temps après la mort de ma vieille nourrice. Monsieur Page, vous avez compris que je ne suis pas irlandaise. Il est probable que mes parents l’aient été, d’après ce que je sais. La seule qui fut au courant de leur identité, c’était ma vieille nourrice et jamais elle ne m’en parla. » « Elle ne vous l’a pas révélée ! » s’exclama Hubert. « Non, jamais. Je l’avais souvent interrogée à ce sujet, arguant qu’il ne pourrait y avoir rien de bon à me cacher cette information. Peut-être aurait-elle pu me l’avouer à la fin de sa vie, mais elle mourut subitement. » « Mourut subitement, répéta Hubert, sans vous confier qui vous étiez ! Vous feriez mieux de commencer par le commencement. »

« Je ne sais comment m’y prendre car mon histoire me paraît ne pas avoir eu de début. Qu’importe… J’ignore comment tout a commencé. J’étais une bâtarde, et personne à part ma vieille nourrice qui m’a élevée, ne connaissait mes origines. Elle prétendait qu’elle me l’expliquerait un jour, et plus d’une fois elle fit des allusions au fait que mes parents étaient d’un milieu aisé. Je savais qu’elle percevait d’eux une rente confortable pour assurer mon éducation. Quelles qu’aient été ces personnes, elles versaient une centaine de livres par an pour moi, et tout se déroulait au mieux pour nous tant que mes parents furent de ce monde. Mais à leur mort, la rente cessa de nous parvenir si bien que ma nourrice et moi dûmes travailler. Cela survint de manière brutale : un matin, la Mère Supérieure du couvent (je fréquentais une école religieuse) m’annonça que Mme Nobbs – ma vieille nourrice – avait exigé mon retour à la maison.