En arrivant, la première nouvelle que j’appris fut le décès de mes parents. Dorénavant, nous serions contraintes de gagner notre vie. Nous n’avions plus le choix, nous ne possédions pas de quoi tenir jusqu’à la fin du mois, et il nous fallait de suite trouver du travail. Le premier emploi qui se présenta fut de faire des ménages dans le quartier du Temple1. Nous étions au service de trois gentlemen, ce qui représentait des revenus hebdomadaires de dix-huit shillings entre ma vieille nourrice et moi. Le coût du transport en omnibus venait en déduction de nos gages, et pour économiser un demi-shilling par jour, nous déménageâmes dans Temple Lane. Cela ne gêna pas ma vieille nourrice qui avait travaillé toute sa vie. Mais pour moi, la situation était bien différente. Le changement était si brutal d’avec l’école du couvent que je pensais souvent que je préférerais mourir plutôt que de continuer à vivre parmi des gens aussi frustes. Je ne leur reprochais rien. Ils étaient relativement honnêtes, mais ils étaient pauvres, et quand vous êtes si pauvres, vous vivez comme des animaux, sans pudeur, et la vie dénuée de pudeur était une chose que je ne supportais pas. Depuis, j’ai traversé des moments difficiles, dans différents hôtels, et je me suis accoutumée au dur labeur, mais même encore aujourd’hui, je ne peux repenser à Temple Lane sans avoir la chair de poule. Et quand le frère de Mme Nobbs perdit son poste (il avait dirigé un groupe de musiciens, était joueur de clairon ou quelque chose ayant trait à la fanfare), ma vieille nourrice fut obligée de lui verser chaque jour un demi-shilling, et l’écart entre dix-huit shillings et quatorze et demi représentait une sacrée différence. Ma vieille nourrice s’inquiétait que nous n’ayons pas assez à manger, et moi je m’inquiétais de l’attitude brutale des hommes. Un musicien me harcelait, et bien souvent, j’attendais que l’escalier soit désert de crainte de le croiser, lui ou un autre, et qu’on me retienne ou me malmène. J’étais différente à l’époque de ce que je suis aujourd’hui, et peut-être aurais-je pu être tentée par la chose si l’un d’entre eux s’était montré moins rustre, et si j’avais ignoré mon statut de bâtarde. C’est cela, je crois, qui me retenait plus que le reste car je commençais juste à comprendre quel grand malheur c’était pour une fille sans le sou de se retrouver mère à son tour. Rien n’aurait été pire pour n’importe quelle autre, mais dans mon cas, cela était impensable car j’aurais alors su que je ne ferais qu’offrir un autre bâtard à ce monde.
Je parvins à échapper aux tentatives des hommes dans la ruelle où j’habitais. Quant aux avocats, ils avaient leurs propres maîtresses. Ils étaient tous agréables et prévenants – des gens pour qui l’on avait plaisir à travailler. Et je ne me sentais triste qu’après quatre heures de l’après-midi lorsque prenait fin notre journée de labeur, car à partir de là jusqu’au moment de nous coucher, il n’y avait rien à faire sinon écouter les hurlements des pochardes. Je ne saurais dire ce qui était le plus pénible : leurs rires hystériques ou les jurons.
Un des avocats pour lesquels nous travaillions s’appelait M. Congreve. Ses appartements sur Temple Gardens donnaient sur le fleuve, et c’était un plaisir d’y nettoyer tous ses objets délicats sans jamais en briser aucun. C’était un plaisir pour ma vieille nourrice comme pour moi-même, moi peut-être encore davantage parce que je n’avais pas beaucoup confiance en moi à cette époque, et avec le recul, je me rends compte que j’étais très attachée à M. Congreve. Il ne pouvait en être autrement car je sortais d’un couvent de nonnes où j’avais reçu une excellente éducation, où tout n’était que bonté, sérénité, raffinement et gentillesse. M. Congreve paraissait par bien des aspects me rappeler le couvent car jamais il n’aurait manqué la messe, chose aussi impensable pour lui que pour un pasteur. Il possédait beaucoup de livres et me les prêtait, il discutait avec moi par-dessus son journal quand je lui servais son petit-déjeuner, m’interrogeant sur le couvent et sur les nonnes, et je restais devant lui, fascinée, sans voir le temps passer. Je le revois aussi nettement que s’il était devant moi – très élancé et élégant, avec de longues mains pâles et si merveilleusement habillé. Même dans les vieux habits qu’il mettait parfois le matin, il n’y avait pas une faute de goût. Il pouvait porter des vêtements anciens plus élégamment que n’importe quel homme du quartier du Temple vêtu d’habits neufs.
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