Je connaissais tous ses costumes, c’était mon travail d’en prendre soin, de les brosser. Et je passais plus de temps que nécessaire à le faire, retirant les taches à la benzine, repliant ses cravates – il en possédait de toutes sortes et pas loin d’une soixantaine – ou rangeant ses sept ou huit pardessus. Un véritable aristo – croyez-moi, c’est ce qu’il était, pas un de ces arrogants qui sont trop orgueilleux pour vous saluer. Si nous nous croisions près de l’horloge, lui sur le chemin de la bibliothèque, moi rentrant à Temple Lane, il m’adressait un sourire et un signe de tête. Il m’arrivait de l’apercevoir en me disant, il porte son pantalon à rayures et son gilet brodé. M. Congreve incarnait une espèce de compensation pour ma vie à Temple Lane. Il m’avait promis de m’embaucher à son service à plein-temps et je comptais les jours qui me séparaient du moment où je quitterais Temple Lane quand arriva la lettre d’une femme. Voyez-vous, M. Congreve ne ressemblait pas aux autres jeunes hommes du quartier du Temple. Jamais je n’ai trouvé une épingle à cheveux dans son lit, et si cela avait été le cas, je n’aurais pas pensé autant à lui que je le faisais. Nice est une ville en France, me dis-je, et j’oubliai la lettre jusqu’à l’arrivée d’une autre en provenance de Nice. Bon, de quoi peut-elle bien lui parler ? me demandai-je sans plus y songer après. Une troisième lettre lui parvint. Si je ne me souviens plus de la moitié des choses survenues hier, je peux vous dire que je n’ai jamais oublié le matin où arriva cette dernière lettre. Quelques jours plus tard, une boîte de fleurs lui fut livrée. « Monsieur, vous avez reçu un paquet. » Il s’était redressé sur son lit. « Pour moi ? » s’était-il exclamé, et à la seconde où il reconnut l’écriture : « Mettez ces fleurs dans l’eau. » Il sait de quoi il s’agit, pensai-je en mon for intérieur, et j’étais si bouleversée que lorsque je les sortis de leur emballage, je fus prise d’un léger malaise. Ma vieille nourrice me demanda : « Qu’as-tu, ma petite ? » Elle ne se douta de rien, et je n’aurais pu le lui dire même si je l’avais voulu, car à ce moment-là ce n’était rien de plus qu’un sentiment qui, en ce qui me concernait, prenait fin. Bien sûr, je n’avais jamais pensé que M. Congreve me regarderait, et je ne crois pas que je le souhaitais, mais je ne voulais pas d’une autre femme dans la place et je sus à partir de ce moment-là ce qui allait se produire. Elle n’est plus très loin maintenant, dans le train peut-être, me dis-je tandis que je me rendais à mon travail, et ces pièces ne seront plus les miennes. Bien entendu, elles n’avaient jamais été les miennes, mais vous comprenez ce que je veux dire.
Une semaine plus tard, il m’annonça : « Une dame vient déjeuner ce midi » et je me souviens de la pointe de douleur que me causèrent ses paroles, je la sens encore ici, et Albert porta la main à son cœur. Eh bien, il fallait servir le repas, évoluer autour de la table, et eux ne prêtaient aucune attention à moi, ne se quittaient pas des yeux, bercés par une félicité telle qu’ils semblaient en avoir perdu l’appétit. Ils ne me veulent pas près d’eux, pensai-je. Je savais tout cela et me le répétais en cuisine. C’est scandaleux, c’est abject, de conduire ainsi un homme sur la voie du péché – car toute ma colère était dirigée contre elle et non contre M. Congreve. De mon point de vue, il n’était que la victime d’une femme manipulatrice. Voilà comme je considérais les choses à l’époque, n’étant qu’une jeune fille tout juste sortie du couvent.
Je ne crois pas que quelqu’un souffrit plus que moi les jours suivants. Tout cela me paraît si stupide avec le recul, mais c’était bien concret alors. Et c’est bel et bien stupide de raconter comment je restai allongée toute la nuit, sans dormir, en songeant que M. Congreve était un gentleman élégant et moi une servante pauvre à qui il n’avait jamais adressé plus d’un regard, et qu’il considérait comme la personne qui allait à la cave lui chercher le charbon, et à la cuisine lui préparer son petit-déjeuner. Je ne crois pas avoir jamais espéré qu’il puisse tomber amoureux de moi. Je n’en étais pas là.
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