C’était le caractère désespéré de la situation qui provoquait les larmes qui coulaient sur mon oreiller, et je plaquai le drap en boule contre ma bouche pour retenir mes sanglots, de peur que mavieille nourrice ne m’entende. Cela ne lui aurait pas fait du bien d’être ainsi réveillée car à cette époque elle était déjà très malade. Peu de temps après, elle mourut et je me retrouvai seule, sans aucun ami sur cette terre. Les seules personnes que je connaissais étaient les femmes de ménage qui vivaient à Temple Lane, et le joueur de clairon quicommençait à me rudoyer, exigeant de moi la même somme d’argent que celle qu’il recevait de sa sœur. Une fois, il me coinça dans l’escalier et me tordit le bras si violemment que je crus qu’il me le cassait. Le mois qui suivit la mort de ma vieille nourrice jusqu’à ce que je parte gagner mavie comme serveur fut une terrible période, et la gentillesse de M. Congreve me blessait davantage. Si seulement il m’avait épargné ses mots réconfortants, s’il avait évité de me parler de l’argent qu’il me verserait en plus pour m’occuper de sa compagne, je n’aurais pas tant souffert de les savoir dans le même lit, ce lit que je refaisais au matin. Elle apporta chez lui une robe de chambre et des chaussons, puis d’autres bagages arrivèrent. Je crois qu’elle avait deviné que j’étais amoureuse de M. Congreve car je les entendis se disputer – et mon nom fut prononcé. Et je me disais : je ne peux plus supporter ça. Quelle que soit la vie qui m’attend, elle ne pourra pas être pire que celle-ci. Et tandis que je faisais mes allers-retours entre Temple Lane et l’appartement de Temple Gardens, je commençais à réfléchir à la manière d’en finir. Je ne sais si vous connaissez Londres, Hubert ? » « Si, je suis londonien mais je viens ici chaque année pour travailler. » « Donc si vous connaissez le quartier du Temple, vous savez que les fenêtres de Temple Gardens donnent sur le fleuve. Je passais des heures derrière la vitre à contempler cette grosse rivière boueuse et ses multiples ponts, sa lente progression vers la mer, et à m’imaginer me noyant dans cette eau pour être emportée vers le large à moins d’être repêchée en cours de route. Je ne songeais qu’à mettre un terme à ma vie et aux ennuis avec cette Française. Ses soupçons sur mon attachement la rendaient plus cassante qu’elle n’aurait eu besoin de l’être. Elle se prenait pour la maîtresse de maison avec des airs et des manières qui me déplaisaient plus que tout le reste, et je suis certaine que si je n’avais pas rencontré Bessie Lawrence, j’en aurais fini. Bessie était la femme de ménage qui m’avait précédée chez M. Congreve. Un jour, nous eûmes une conversation près de la grille de King’s Bench Walk – si vous connaissez le Temple, vous voyez où se situe cette rue. Bessie me parlait mais je n’écoutais pas, je saisissais un mot de-ci de-là sans parvenir à me sortir du fantasme sur la manière de me suicider, jusqu’à ce que je perçoive ces paroles « si j’avais une silhouette comme la tienne ». Comme personne n’avait évoqué ma silhouette auparavant, je répondis « qu’est-ce que ma silhouette a à voir là-dedans ? » « Tu ne m’as pas écoutée. » Je lui répondis que je n’avais pas entendu la dernière partie de sa phrase. « Juste la dernière partie de ma phrase ? souligna-t-elle un peu agacée. Tu ne m’as pas entendu te dire qu’un grand dîner était organisé ce soir à la Taverne des Francs-Maçons et qu’ils manquaient de serveurs ? » « Mais qu’est-ce que cela a à voir avec ma silhouette ? » répétai-je. « Cela prouve que tu ne m’as pas vraiment écoutée. Je t’ai dit que si je n’avais pas de telles hanches et cette poitrine, je serais déjà vêtue d’un complet pour ramasser les dix shillings qu’ils offrent pour ce travail. » « Mais qu’est-ce que cela a à voir avec ma silhouette ? » « Ta silhouette est très proche de celle d’un serveur. » « Oh, je n’ai jamais pensé à cela. » Et nous n’en dîmes pas plus. Mais ses derniers mots – ta silhouette est très proche de celle d’un serveur – me trottaient encore dans la tête quand mes yeux se posèrent sur un amas de vieux vêtements que M. Congreve m’avait donné pour les vendre. Un complet se trouvait parmi ces habits. Voyez-vous, M. Congreve et moi étions à peu près de la même taille et de la même corpulence. Le pantalon aurait besoin d’être raccourci, me dis-je, et je m’y attelai sur le champ. À six heures du soir, vêtue de mon costume, je me présentai à la Taverne des Francs-Maçons pour répondre aux questions sur mes compétences.
1 comment