Mon expérience en la matière se limitait à avoir apporté son dîner à M. Congreve, de la cuisine à la salle à manger, poulet rôti ou côtelettes, et dans mon imagination, travailler à la Taverne des Francs-Maçons serait du même acabit. Le serveur chef m’observa d’un air dubitatif et voulut savoir si j’avais l’habitude de servir dans des lieux publics. Je pensais ne pas être embauchée, mais ils étaient à court de personnel aussi je fus prise. Je me débrouillai de manière calamiteuse, toujours dans les jambes des autres employés, mais ma maladresse fut acceptée avec bonne humeur et je reçus dix shillings, ce qui était une somme très correcte pour le genre de travail que j’avais effectué ce soir-là. Ce qui me marqua fut moins l’argent gagné que ce que j’y avais appris. Ce n’était pas grand-chose, c’était modeste comme une pièce de trois pence, mais j’avais œuvré dans un banquet. Convaincue que je pourrais apprendre davantage, je voulus recommencer. Je pense que le serveur chef voyait en moi un serveur dans l’âme, car en sortant de la Taverne des Francs-Maçons, il m’avait retenue pour me demander si je comptais retourner au service de particuliers dès que j’aurais trouvé une place. Le repas qu’on m’avait offert, l’agitation de la salle, les convives, les lumières, les discussions, tout cela s’imposa à mon esprit, et les choses devinrent plus limpides qu’elles ne l’avaient jamais été. Mes jambes étaient en accord avec mon esprit, et elles ne souhaitaient plus me porter vers le quartier du Temple. Aussi je lui répondis qu’une autre embauche chez eux me conviendrait avec plaisir. « Bon, tu ne connais pas grand-chose au métier, mais tu me sembles un garçon honnête, alors je vais voir ce que je peux faire pour toi. » Et soudain une idée lui traversa la tête. « Porte cette lettre au restaurant Holborn, ils ont un banquet et j’ai entendu dire qu’ils cherchaient encore un ou deux serveurs. Ne perds pas de temps. » Je me dépêchai aussi vite que je pus et fus embauchée à quelques secondes près devant deux autres gars qui voulaient le poste. Puis j’enchaînai les places, les unes après les autres. Chacune d’elles valait bien ses dix shillings, sans parler de ma formation. Comme je vous l’ai dit, j’étais un serveur dans l’âme, et il ne me fallut pas plus de trois mois pour être aussi rapide et aussi élégant et aussi attentif que le meilleur d’entre eux, car sans ces qualités, personne ne peut réussir dans ce métier. J’ai exercé dans les endroits les plus huppés de Londres, et partout en Angleterre, dans toutes les grandes villes, à Manchester, Liverpool et Birmingham. Je suis célèbre au Hen & Chickens – une institution – au Queen’s et au Plough & Harrow de Birmingham. Je suis arrivée ici il y a sept ans, et je compris que je pouvais considérer cet endroit comme un lieu où me fixer. Les Baker sont de braves gens pour qui il est agréable de travailler, et je n’eus pas envie de les quitter quand, il y a trois ans de ça, on me proposa une bonne place, tant ils avaient été gentils avec moi pendant ma maladie. Je suppose qu’on ne devrait jamais rester chez le même patron mais je me sens aussi bien ici qu’ailleurs. »

« Sept années de labeur à l’hôtel Morrison, commenta Page, et au second étage ? » « Oui, le deuxième est le meilleur étage de cette maison. Les pourboires y sont plus généreux qu’à la salle de restaurant, et c’est pour cette raison que les Baker m’ont affectée ici, répondit Albert. Ça ne me m’ennuierait pas de les quitter mais ils ont souvent répété qu’ils ne savaient pas ce qu’ils feraient sans moi. » « Sept années, reprit Hubert, les mêmes tâches, monter et descendre les escaliers, entrer et sortir en trombe de la cuisine. » « Il y a plus de diversité dans ce que je fais que vous ne l’imaginez, Hubert, répondit Albert. Chaque famille est différente si bien que vous apprenez sans cesse. » « Sept années, répéta Page, ni homme, ni femme, vous êtes juste un peut-être. » Il avait prononcé ces derniers mots plus pour lui-même que pour Nobbs, mais il comprit qu’il s’était exprimé de manière inconsidérée. Il leva les yeux et lut sur le visage d’Albert que les mots avaient mis dans le mille et que ce paria des deux sexes devait vivre sa solitude intensément. Tandis qu’Hubert réfléchissait à ce qu’il pourrait déclarer pour réconcilier Albert avec son sort, Albert renchérit : « Ni homme, ni femme. Pourtant personne ne s’est jamais douté de rien, marmonna-t-elle, et personne ne s’en serait jamais douté jusqu’au jour de ma mort s’il n’y avait eu cette puce que vous avez rapportée avec vous. » « Mais quel mal a fait cette bestiole ? » « Elle m’a mordue sur tout le corps, dit-elle en se grattant les cuisses. » « Ne vous occupez pas des morsures, nous n’aurions pas eu cette conversation sans cette puce et je n’aurais jamais appris votre histoire. »

Des larmes perlaient aux paupières d’Albert. Elle essayait de les retenir, mais elles affluèrent et coulèrent le long de ses joues. « Vous connaissez mon histoire à présent.