Or, en l'espace de vingt-cinq ans, la connaissance du cosmos a progressé plus qu'au cours des siècles précédents, et voilà que, tout à coup, après voir surpassé pendant mille ans tous les cosmographes et géographes qui lui ont succédé, ce savant est pris en défaut et frappé d'obsolescence3 par une poignée d'aventuriers et d'intrépides navigateurs. Toute réédition de la Cosmographie se devra donc d'abord de corriger l'originale, de la compléter et de reporter sur les cartes anciennes les côtes et les îles récemment découvertes à l'ouest. L'expérience doit corriger la tradition et quelques discrètes rectifications conférer une légitimité nouvelle à ce respectable classique de la science, si l'on veut que Ptolémée conserve sa réputation de chef de file de la géographie et son œuvre son aura d'infaillibilité. Nul avant Gauthier Lud n'avait encore eu l'idée de restituer sa perfection à cet ouvrage désormais imparfait. C'est une lourde responsabilité, une entreprise ambitieuse qui sied parfaitement à notre cénacle d'érudits disposés à faire œuvre commune.

En considérant sa petite équipe, l'imprimeur Gauthier Lud, qui est aussi secrétaire du duc et chapelain – autrement dit un homme cultivé et de surcroît aisé –, doit avouer qu'il n'aurait guère pu mieux tomber. Pour dessiner et graver les cartes, il peut compter sur un jeune mathématicien excellent géographe, Martin Waldseemüller, qui publiera ses ouvrages savants sous son nom hellénisé de Hylacomylus comme le veut alors l'usage. Fraîchement émoulu de l'université de Bresgau, Waldseemüller allie l'audace et la vigueur de ses vingt-sept printemps à un solide bagage intellectuel, et son talent de dessinateur assurera pendant des siècles à ses cartes une place éminente dans l'histoire de sa discipline. Vient ensuite un jeune poète, Matthias Ringmann – alias Philesius –, versé dans l'art de bien tourner les épîtres liminaires4 et de polir brillamment les textes latins. Enfin, un traducteur habile complète le tableau : il s'agit de Jean Basin, rompu aux langues anciennes et modernes comme tout humaniste qui se respecte. Avec cette pléiade de clercs, on peut s'atteler en toute quiétude à la révision du fameux ouvrage. Mais sur quelles données se fonder pour décrire les zones récemment découvertes ? N'est-ce pas un certain Vesputius qui, le premier, a mentionné ce « Nouveau Monde » ? Il semble que Matthias Ringmann ait déjà publié le Mundus Novus à Strasbourg en 1505 sous le titre De Ora Antartica. C'est lui qui conseille d'ajouter, en complément au texte de Ptolémée, la traduction latine de la Lettera, encore inconnue en Allemagne.

Voilà qui constitue en soi un début fort honnête et des plus honorables, mais la vanité des éditeurs va jouer un tour à Vespucci et fomenter le deuxième de ces nœuds dramatiques que la postérité aimerait bien serrer autour du cou de cet innocent. Au lieu de dire simplement la vérité, c'est-à-dire qu'ils se bornent à traduire en latin la Lettera – les récits des quatre voyages de Vespucci – à partir de sa version florentine, donc de l'italien, nos humanistes de Saint-Dié inventent une histoire romanesque. Le double dessein en est visiblement de donner plus d'éclat à leur publication et de rendre un hommage public à leur mécène, le duc René. Ils font croire au lecteur qu'Amerigo Vesputius, le célèbre géographe qui a découvert ces nouveaux mondes, est un ami personnel de leur duc et lui aurait directement adressé en Lorraine cette Lettera, dont leur édition serait la première publication. Quel hommage à leur prince ! Outre au roi d'Espagne, c'est à leur roitelet de province que cet homme célèbre, le grand érudit de l'époque, réserve l'exclusivité de ses récits ! Pour accréditer cette pieuse fiction, la « Magnificenza » italienne, dédicataire initiale, se mue en illustrissimus rex Renatus5, et, pour mieux brouiller les pistes et celer qu'il s'agit d'une traduction de l'original italien, une note précise que, Vespucci ayant envoyé son texte en langue française, c'est l'insignis poeta6 Johannes Basinus (Jean Basin) qui l'a traduit « du français » (ex gallico) « en un latin de bon aloi » (qua pollet elegantia latina interpretavit). À y regarder d'un peu plus près, la supercherie de nos ambitieux se révèle assez transparente, car l'insignis poeta a travaillé de manière bien trop superficielle pour « estomper » tous les passages qui trahissent l'origine italienne du texte. Basin laisse ainsi Vespucci tenir au roi René des propos qui n'ont de sens que pour Médicis ou Soderini, notamment lorsqu'il évoque le temps de leurs études communes à Florence chez son oncle Antonio Vespucci. Ou bien il lui fait nommer Dante poeta nostro, ce qui n'est évidemment plausible que s'il s'agit d'un Italien s'adressant à un autre. Il n'empêche : des siècles vont s'écouler avant que ne soit éventée cette supercherie, dont Vespucci est aussi innocent que du reste. Et il n'y a pas très longtemps que nombre d'ouvrages ont renoncé à présenter le duc de Lorraine comme l'authentique destinataire de ces quatre récits de voyage. Ainsi voit-on toute la gloire et toute l'ignominie de Vespucci s'édifier sur la base d'un livre imprimé à son insu dans un coin perdu des Vosges.

 

Mais l'époque, elle, ignore tout des dessous de cette affaire et de ces pratiques. Ce que voient libraires, savants, princes et marchands, c'est que, un beau jour, le 25 avril 1507, paraît à la Foire aux livres un ouvrage de cinquante-deux pages intitulé : Cosmographiæ introductio. Cum quibusdam geometriæ ac astronomiæ principiis ad eam rem necessariis. Insuper quatuor Amerigo Vespuccii navigationes. Universalis cosmographiæ descriptio tam in solido quam plano eis etiam insertis quæ in Ptolomeo ignota a nuperis reperta sunt. (Introduction à la cosmographie comprenant quelques principes essentiels de géométrie et d'astronomie. Suivie des quatre voyages d'Amerigo Vespucci et d'une description [carte] du monde, tant en surface plane qu'en projection sphérique, incluant toutes ces terres inconnues à Ptolémée qui furent découvertes récemment.)

En ouvrant cet opuscule, le lecteur s'expose d'abord aux épanchements lyriques des éditeurs fermement décidés à exhiber leurs talents : un petit poème en latin de Matthias Ringmann dédié à l'empereur Maximilien, suivi d'un avertissement de Waldseemüller – alias Hylacomylus – déposant, lui, l'ouvrage aux pieds de l'empereur.