Vespucci conclut en annonçant derechef son grand-œuvre : une somme sur les mondes nouveaux qu'il entend mener à bien dans sa ville natale, dès qu'il jouira d'un peu de tranquillité.

Mais cet ouvrage n'a jamais vu le jour ou bien, à l'instar des journaux de Vespucci, il ne nous a pas été transmis. En incluant le troisième Voyage, simple variante du Mundus Novus, toute l'œuvre littéraire d'Amerigo Vespucci se limite à trente-deux pages, un viatique plutôt léger et somme toute assez dérisoire pour prendre le chemin de l'immortalité. Sans forcer le trait, on peut dire que jamais homme de plume n'acquit pareille notoriété en laissant une œuvre aussi mince, et seule une accumulation inouïe de coïncidences et d'erreurs permit à ce nom aux sonorités vibrantes de traverser les époques et de parvenir jusqu'à la nôtre pour flotter maintenant, haut dans le ciel, avec la bannière étoilée.

 

Un premier hasard, doublé d'une première erreur, vient à la rescousse de ces trente-deux pages assez anodines. Dès 1504, un Italien astucieux flaire que l'époque est propice aux recueils de récits de voyages. Cet imprimeur vénitien, nommé Albertino Vercellese, est donc le premier à rassembler dans un opuscule tous ceux qui lui tombent sous la main. Son Libretto de tutta la navigazione del Rè de Spagna e terreni novamente trovati réunit les récits de Ca'da Mosto, de Vasco de Gama et de la première expédition de Colomb. L'ouvrage se vend si bien que, en 1507, un imprimeur de Vicence décide de publier, sous la direction de Zorzi7 et de Montalbodo8, une anthologie plus importante de cent vingt-six pages, comprenant les expéditions portugaises de Ca'da Mosto, Vasco de Gama et Cabral, les trois premiers voyages de Colomb, et le Mundus Novus de Vespucci. Par un hasard fatidique, il ne lui trouve de meilleur titre que Mondo novo e paesi nuovamente retrovati da Alberico Vesputio florentino (Nouveau Monde et terres récemment découvertes par Alberico Vesputio de Florence). Commence alors la grande Comédie des erreurs9. Car le titre est dangereusement ambigu. Il peut suggérer que Vespucci n'a pas seulement appelé « Nouveau Monde » ces terres inconnues mais qu'il les a aussi découvertes : cette erreur fatale guette le lecteur pressé, parcourant d'un œil distrait la page de titre. Or, ce livre maintes fois réimprimé passe de main en main et répand en un temps record l'imposture qui fait de Vespucci le découvreur du Nouveau Monde. Un petit hasard tout bête a poussé un innocent imprimeur de Vicence à coucher sur la page de titre de son anthologie le nom de Vespucci – non moins innocent – à la place de celui de Colomb. Voici soudain notre Amerigo auréolé d'une gloire insoupçonnée et transformé du même coup en usurpateur qui s'arroge le mérite d'autrui.

Bien évidemment, à elle seule cette erreur n'aurait pu produire un événement susceptible de passer à la postérité. Elle n'est que le premier acte, ou plutôt le prologue, de cette Comédie des erreurs. Il faudra un long enchaînement de hasards successifs pour parvenir à tisser toute cette trame de mensonges. L'œuvre littéraire de Vespucci se résume à ces malheureuses trente-deux pages, or, singulièrement, à peine sont-elles achevées que s'amorce l'ascension de leur auteur vers l'immortalité, la plus insolite peut-être que l'histoire de la gloire ait jamais connue. Et elle commence dans un tout autre coin de la terre, dans un lieu où le marchand-navigateur de Séville n'a jamais mis les pieds et dont il n'a sans doute jamais soupçonné l'existence : la petite ville de Saint-Dié.

Un monde reçoit son nom

Personne ne s'accusera d'ignorer la géographie pour n'avoir jamais entendu parler de la petite ville de Saint-Dié : les lettrés ont mis plus de deux siècles à trouver l'emplacement exact de ce Sancti Deodati oppidum1 qui eut une influence si décisive sur le nom de l'Amérique ! À vrai dire, cette bourgade tapie à l'ombre des Vosges, qui appartenait au duché de Lorraine disparu depuis longtemps, ne présentait nul mérite susceptible d'attirer la curiosité des foules. René II qui y règne alors arbore certes, comme son illustre aïeul « le bon roi René », le titre de roi de Jérusalem et de Sicile ainsi que celui de duc de Provence, mais ses possessions se limitent à un lopin de terre lorraine – qu'il administre d'ailleurs fort sagement, en fin connaisseur des arts et des sciences. Le plus curieux – l'histoire est friande de ces menues analogies – c'est que cette petite ville avait déjà produit un livre qui eut une incidence sur la découverte de l'Amérique, puisque l'évêque d'Ailly2 y avait rédigé son Imago Mundi, l'ouvrage qui, avec la lettre de Toscanelli, avait décidé Colomb à rechercher la route des Indes par l'ouest. L'Image du monde fut le livre de chevet de l'amiral jusqu'à sa mort, comme en témoigne l'exemplaire annoté de sa main qui nous est parvenu. On ne saurait donc nier qu'il existe un vague rapport précolombien entre l'Amérique et Saint-Dié. Mais c'est sous le duc René qu'advint ce curieux incident – ou cette erreur –, auquel l'Amérique allait devoir son nom pour l'éternité. Sous sa protection, et sans doute grâce à son aide matérielle, une poignée d'humanistes constitue dans cette minuscule Saint-Dié un petit cénacle, le « Gymnase vosgien », dédié à l'enseignement ainsi qu'à la diffusion des sciences et à la publication d'ouvrages édifiants. Dans cette académie miniature, laïcs et ecclésiastiques s'emploient donc de conserve à promouvoir la culture, et l'on n'aurait probablement jamais rien su de leurs savants débats si – vers 1507 – un imprimeur, du nom de Gauthier Lud, ne s'était mis en tête d'y installer une presse et d'imprimer des livres. De fait, l'endroit n'est pas mal choisi : la petite académie fournit à Gauthier Lud éditeurs, traducteurs, correcteurs et illustrateurs ad hoc ; de plus, Strasbourg n'est pas loin, avec son université et ses précieux auxiliaires. Ma foi, fort de l'appui généreux du duc, on peut tenter de publier une œuvre d'une certaine envergure dans cette paisible bourgade du bout du monde.

Mais laquelle ? Depuis que, chaque année, de nouvelles découvertes viennent enrichir sa connaissance du monde, l'époque s'intéresse à la géographie. Il existe un grand classique en la matière, la Cosmographie de Ptolémée ; avec ses commentaires et ses cartes, elle passe depuis des siècles en Europe, dans les cercles érudits, pour parfaite et inégalable. Accessible depuis 1475 grâce à une traduction latine, elle est l'indispensable ouvrage géographique de référence pour tout homme de culture, les allégations et les représentations cartographiques de Ptolémée ayant valeur d'axiomes, tant son nom faisait autorité.