America – le mot s'ouvre, puis se clôt en vibrant sur la voyelle la plus sonore de l'alphabet et il fait alterner les autres avec virtuosité. Il se prête aux cris d'enthousiasme, se fixe dans les mémoires, c'est un mot puissant, sonore et viril, qui va comme un gant à un pays jeune, à un peuple fort et ambitieux. Bien malgré lui, en baptisant ce monde surgi du néant d'un nom équivalent à « Asie », « Europe » et « Afrique », le petit géographe de Saint-Dié a commis une erreur historique qui fait sens.

C'est un mot conquérant. Il regorge de force et refoule impétueusement toutes les autres appellations – quelques années après la parution de la Cosmographiæ introdutio, il a déjà effacé des livres et des cartes les noms de Terra dos Papagaios, Isla de Santa Cruz, Brazzil et Indias Occidentales. C'est un mot conquérant dont le butin grossit à vue d'œil, mille fois, cent mille fois plus que le bon Martin Waldseemüller n'aurait pu l'imaginer. En 1507, « Amérique » ne désigne encore que le littoral septentrional du continent, la côte brésilienne, tandis que le Sud, avec l'Argentine, s'appelle Brasilia Inferior. Se serait-on contenté de baptiser du nom d'Amerigo le littoral décrit par Vespucci (l'idée de Waldseemüller) ou même tout le Brésil, nul n'aurait accusé d'escroquerie le navigateur florentin. Mais en quelques années, ce vocable America rafle tout le littoral brésilien, l'Argentine, le Chili, autant de contrées que le Florentin n'avait ni atteintes ni même aperçues. Tout ce qu'on peut découvrir au sud de l'équateur, à droite, à gauche, en haut ou en bas, devient le pays de Vespucci. Environ quinze ans après le livre de Waldseemüller, toute l'Amérique du Sud s'appelle déjà « Amérique ». Les grands cartographes ont capitulé devant la volonté du petit maître d'école de Saint-Dié : Simon Grynaeus dans son Orbis novus et Sebastian Münster9 sur ses mappemondes. Mais le triomphe n'est pas encore complet. La grandiose Comédie des erreurs n'est pas encore terminée. Les cartes séparent toujours, comme deux mondes distincts, l'Amérique du Sud de l'Amérique du Nord, d'une part parce que, dans son ignorance, l'époque rattache cette dernière à l'Asie, d'autre part parce qu'on l'imagine séparée du continent d'Amerigo par un détroit. Enfin, la science va comprendre que ce continent forme une entité allant d'une mer de glace à une autre et qu'un seul nom doit réunir ses composantes. On assiste alors à la formidable montée en puissance de ce mot fier et invincible, produit bâtard d'une erreur et d'une vérité, qui va engranger un immortel butin. Dès 1515, dans un petit traité qui accompagnait sa mappemonde, un géographe de Nuremberg nommé Johannes Schöner avait proclamé haut et fort que l'Amérique, Americam sive Amerigem, était bien novum Mundum et quartam orbis partem (« le quatrième continent du monde »). Et en 1538, Mercator, le phénix des cartographes, dessine le continent d'un seul tenant – tout comme nous – sur sa mappemonde et inscrit « Amérique » sur les deux parties, A M E sur le Nord, et R I C A sur le Sud. Dès lors, c'est ce nom et lui seul qui fait autorité. En l'espace de trente ans, Vespucci a conquis, pour lui-même et sa gloire posthume, le quatrième continent du globe.

 

Ce baptême donné sans l'assentiment et même à l'insu du parrain est un épisode unique en son genre dans l'histoire de la gloire humaine. Deux mots : Mundus Novus ont valu à un homme la célébrité, trois lignes d'un petit géographe lui valent l'immortalité. Le hasard et l'erreur ont produit là une comédie d'une audace inédite. Mais voici que, aussi habile à sublimer le tragique qu'à produire des rebondissements comiques, l'histoire imagine un revirement particulièrement savoureux dans cette Comédie des erreurs. À peine connue du public, la suggestion de Waldseemüller est reprise avec enthousiasme. Les éditions se succèdent, toute nouvelle publication de géographie adoptant ce nouveau nom America, inspiré de celui de son inventor Amerigo Vespucci. Les cartographes les premiers inscrivent docilement ce nom sur leurs cartes. Le mot « Amérique » est partout, sur tous les globes, toutes les gravures sur acier, dans tous les livres, toutes les lettres – partout, sauf sur une seule et unique carte publiée en 1512, six ans après celle de Waldseemüller où figurait le nom Amérique pour la première fois. Quel géographe récalcitrant s'insurge donc contre le nouveau nom ? Si grotesque que cela puisse paraître, c'est précisément celui qui l'a inventé : Waldseemüller en personne.