A-t-il pris peur, tel l'apprenti sorcier du poème de Goethe qui, après avoir métamorphosé un pauvre balai en créature déchaînée, avait oublié la formule magique pour calmer l'esprit invoqué10 ? Quelque avertissement – émanant peut-être de Vespucci lui-même – lui a-t-il fait prendre conscience du tort causé à Colomb en attribuant son exploit à celui qui en avait reconnu la portée ? On l'ignore et on ne saura jamais pourquoi c'est justement Waldseemüller qui voulut ôter au nouveau continent ce nom « Amérique » qu'il lui avait inventé. Mais il est déjà trop tard pour corriger l'erreur. La vérité rattrape rarement sa légende. Une fois lancé, un mot tire sa force du monde qui l'a enfanté et vit sa vie, indépendamment de celui qui la lui a donnée. Le petit individu isolé qui a prononcé le premier le mot « Amérique » tentera en pure peine de l'étouffer honteusement, de le faire taire – le mot vibre déjà dans l'air, il bondit de lettre en lettre, de livre en livre, de bouche en bouche, il vole au-dessus des espaces et des époques, irrésistible, immortel, car il est à la fois idée et réalité.

La grande querelle commence

1512. Un cercueil suivi d'un modeste cortège est porté d'une église de Séville à sa dernière demeure. Des funérailles discrètes, sans aucune pompe : ce n'est ni un nanti ni un gentilhomme qu'on enterre ici. Il s'agit d'un de ces fonctionnaires du roi, le piloto mayor de la Casa de Contratación1, un certain Despuchy ou Vespuche. Dans cette ville étrangère, personne n'imagine que le quatrième continent du globe va porter le nom de cet homme, et ni les historiographes ni les chroniqueurs ne prennent note de cette disparition anodine. Trente ans après, on lit encore dans les livres d'histoire qu'Amerigo Vespucci est mort aux Açores en 1534. Le parrain de l'Amérique disparaît dans l'indifférence générale, tout comme fut inhumé l'adelantado Christophe Colomb, grand amiral de la Nouvelle Inde, en 1506 à Valladolid, sans qu'un roi ou un duc daigne suivre sa dépouille ni qu'un chroniqueur de l'époque veuille bien l'annoncer au monde.

Deux tombes discrètes à Séville et à Valladolid. Deux hommes qui se sont souvent croisés de leur vivant sans s'éviter ni se haïr. Deux hommes animés d'une même curiosité féconde, qui se prêtèrent assistance de bon cœur, loyalement. Or, voici qu'au-dessus de leurs tombes s'enflamme une âpre querelle. À leur insu, la gloire de l'un luttera contre celle de l'autre ; le malentendu, l'incompréhension, la passion de la recherche et la manie d'avoir raison ne cesseront de raviver entre les deux grands navigateurs une rivalité qui n'exista pas de leur vivant. Mais tout ce conflit et tout ce tapage, eux-mêmes le percevront aussi peu que les paroles inintelligibles soufflées par le vent sur leurs sépultures.

Dans cette lutte grotesque d'une gloire contre l'autre, c'est d'abord Colomb le grand perdant. Vaincu, humilié, il meurt quasiment dans l'oubli. Homme d'une seule idée et d'un seul acte, il a eu son heure de gloire lorsque cette idée s'est incarnée dans cet acte et que la Santa María a accosté sur la plage de Guanahani, après avoir traversé pour la première fois l'océan Atlantique réputé infranchissable. Le grand Génois a déjà une réputation de fou, d'extravagant, de rêveur fantasque et confus – elle ne va que trop se confirmer. Car il ne peut se départir de la chimère qui l'a poussé à agir. Quand il annonce avoir abordé les royaumes les plus riches du globe et promet de rapporter de l'or, des perles et des épices de cette « Inde » qu'il a enfin atteinte, on veut bien le croire. On arme une puissante flotte, quinze cents hommes se disputent l'honneur de faire partie du voyage vers cet Ophir2, cet Eldorado qu'il affirme avoir vu de ses yeux, et la reine lui remet, pliées dans de la soie, des lettres de créance pour le Grand Khan, à Quinsay3. Or voici qu'il revient de ce grand périple avec quelques centaines d'esclaves faméliques – que la pieuse reine se refusera à vendre. Quelques centaines d'esclaves, et l'illusion tenace d'avoir été en Chine et au Japon. Et moins cette illusion se vérifiera, plus elle se fera confuse et aberrante. Ainsi, à Cuba, le voit-on réunir ses hommes et les contraindre – sous la menace de cent coups de fouets – à jurer devant un escribano (un notaire) que Cuba n'est pas une île mais bien la terre de Chine. Les marins impuissants haussent les épaules devant sa folie et signent sans le prendre au sérieux ; ce serment extorqué n'empêche pas Juan de la Cosa4 de dessiner tranquillement sur sa carte Cuba sous sa forme d'île.