Colomb ne désarme pas et écrit à la reine que « seul un canal le sépare encore de la Chersonèse d'Or de Ptolémée (la presqu'île de Malacca5) et que Panamá n'est pas plus éloigné du Gange que Pise de Gênes ». Au début, ces folles promesses font sourire à la cour, puis elles commencent à fâcher. Les expéditions coûtent leur poids d'argent et que rapportent-elles ? Des esclaves malingres et faméliques au lieu de l'or promis, et la syphilis en guise d'épice. Les îles dont la Couronne lui a confié l'administration sont le théâtre de sinistres boucheries et se couvrent de cadavres. En l'espace d'une décennie, un million d'indigènes périssent rien qu'à Haïti ; tombés dans la pauvreté, les immigrants se rebellent ; tous les courriers, ainsi que les colons désabusés qui ont fui ce « paradis terrestre », relatent des épisodes de cruauté à faire dresser les cheveux sur la tête. L'Espagne doit se rendre à l'évidence : cet extravagant sait seulement rêver et point gouverner. Du pont de son navire, la première chose qu'aperçoit le nouveau gouverneur Bobadilla6 sont les gibets où se balancent au gré du vent les dépouilles de ses compatriotes. On rapatrie les trois frères Colomb les fers aux pieds et on aura beau s'en repentir et lui restituer sa liberté, son honneur et son titre, le crédit de l'amiral est définitivement ruiné en Espagne.
Quand il accoste, son navire n'est plus attendu ni accueilli avec fièvre. Quand il demande audience à la cour, on élude sa requête, et le vieillard qui a découvert l'Amérique doit mendier la faveur de s'y rendre à dos de mule. Cela ne l'empêche pas de redoubler de promesses extravagantes. Ne promet-il pas à la reine de trouver « le paradis » lors de son prochain voyage et au pape de monter une croisade pour « délivrer Jérusalem » par cette route bien plus courte !
À l'humanité pécheresse, il annonce dans son « Livre des prophéties » que le monde disparaîtra dans cent cinquante ans. À la fin, plus personne ne prête l'oreille aux propos du fallador (« bavard ») ni à ses imaginacões com su Ilha Cipangu (« à ses chimères de l'île Cipango »). Les marchands à qui il a fait perdre de l'argent, les érudits qui méprisent ses aberrations géographiques, les colons qu'il a déçus après ses grandes déclarations et les fonctionnaires qui lui envient sa position, tous commencent à se liguer contre l'« amiral de Mosquitoland ». Écarté, le vieil homme reconnaît, contrit : « J'avais dit avoir accosté dans des royaumes richissimes. J'ai parlé d'or, de perles, de pierres précieuses, d'épices, et ne pouvant produire tout ceci de suite, je me suis couvert de honte. » En 1500, en Espagne, Christophe Colomb est un homme fini, et quand il meurt en 1506, il est quasiment tombé dans l'oubli.
Les siècles suivants eux aussi se souviennent à peine de lui : c'est une époque où le temps s'accélère. Chaque année amène de nouveaux exploits, de nouvelles découvertes, de nouveaux noms, de nouveaux triomphes, et à de tels moments les prouesses de la veille sont vite dépassées. Vasco de Gama et Cabral reviennent des Indes ; eux ne rapportent pas quelques esclaves nus et de vagues promesses, mais tous les trésors de l'Orient. Grâce au butin de Calicut et de Malacca, le roi Manuel el Afortunado7 devient le monarque le plus riche d'Europe. Le Brésil est découvert, Núñez de Balboa aperçoit pour la première fois l'océan Pacifique depuis les hauteurs de Panamá. Cortés conquiert le Mexique, Pizarro le Pérou : enfin de l'or, et il coule à flots dans le trésor royal. Magellan contourne l'Amérique et, à l'issue d'un périple de trois ans, son vaisseau amiral Victoria regagne Séville après avoir fait le tour de la planète – c'est l'exploit maritime le plus extraordinaire de tous les temps. En 1545, les mines d'argent de Potosí8 sont mises en exploitation ; année après année, les navires regagnent l'Europe, pleins à craquer. On parcourt toutes les mers. En l'espace d'un demi-siècle on a fait le tour de tous les pays du globe ou presque : alors que peut bien peser un individu et son acte isolé dans cette odyssée ? Les livres qui conteront sa vie et expliqueront son intuition singulière n'ont pas encore paru. Le voyage de Colomb se fond bientôt dans cette cohorte glorieuse de nouveaux Argonautes, et parce qu'il a rapporté le gain le moins tangible, son époque – qui, comme toutes les époques, pense à sa propre échelle et non à l'échelle de l'histoire – le méconnaît et l'oublie.
Dans l'intervalle, la gloire d'Amerigo Vespucci, elle, a atteint de prodigieux sommets. Quand le monde entier, aveuglé, croyait encore avoir découvert les Indes à l'ouest, lui seul a vu la vérité et compris qu'il s'agissait d'un Mundus Novus, d'un nouveau monde, d'un nouveau continent. Il n'a jamais dit que la vérité, n'a promis ni or ni pierres précieuses. Il s'est contenté d'annoncer que les indigènes avaient évoqué la présence d'or dans ces pays, mais que, en bon adepte de saint Thomas, lui était « lent à croire » : qui vivrait verrait.
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