À la différence des autres explorateurs, il n'a pas pris la mer appâté par l'or et l'argent, mais par idéalisme et soif de découverte. Il n'a pas maltraité les hommes ni détruit leurs royaumes comme tous ces conquistadors criminels : il a observé et décrit les coutumes et les mœurs de ces peuples étrangers en humaniste, en érudit, sans les porter aux nues ni les blâmer. En disciple avisé de Prométhée et des grands philosophes, il a observé la course des nouvelles étoiles, exploré les mers et les terres pour en sonder les mystères et les merveilles. Il ne s'est pas laissé guider par un hasard aveugle, mais par les données scientifiques des mathématiques et de l'astronomie – oui, il est des leurs, se félicitent les érudits, homo humanus, c'est un humaniste ! Il sait écrire et il écrit en latin, la seule langue qui à leurs yeux soit digne des choses de l'esprit, il a sauvé l'honneur de la science en la servant, elle, au lieu de succomber à l'attrait du lucre et de l'argent. Le nom de Vespucci inspire à tous les chroniqueurs de l'époque le plus profond respect, que ce soit Pierre Martyr, Ramusio ou Oviedo. Et comme ils ne sont guère plus d'une douzaine à faire autorité, Vespucci passe pour le plus grand navigateur de l'époque.
En fin de compte, cet immense prestige dont il jouit dans les cercles érudits, il le doit au fait assez fortuit que ses deux petits ouvrages – ô combien minces et sujets à caution – ont paru en langue latine, la langue des savants. Car c'est surtout l'édition de la Cosmographiæ introductio qui lui confère cette éminente autorité. Parce qu'il a été le premier à décrire ce nouveau monde, Vespucci est fêté sans réticence comme celui qui l'a découvert par ces lettrés, pour qui les mots importent plus que les actes. Le géographe Schöner trace le premier la ligne de partage : Colomb n'a trouvé que quelques îles, Vespucci, lui, un nouveau monde. En dix ans, à force de le dire et de l'écrire, on en fait un axiome : Vespucci est le découvreur du nouveau continent, il est donc légitime que l'Amérique s'appelle « Amérique ».
Durant tout le XVIe siècle, la gloire fallacieuse de Vespucci brille de tous ses feux. Une seule et unique fois, s'élèvera une légère objection – d'une voix timide. Elle émane de Miguel Servet, un original que Calvin poussa sur le bûcher à Genève et qui eut l'honneur tragique d'être la première victime de l'Inquisition protestante. Servet est un personnage singulier de l'histoire des idées, un électron libre à la fois fou et génial, un perpétuel insatisfait qui se mêle hardiment de tout critiquer et ne peut s'empêcher d'exprimer son opinion avec véhémence dans tous les domaines de la science. Quoique finalement improductif, cet homme possède le don étrange de mettre partout le doigt sur les questions cruciales. En médecine, il est le précurseur de la théorie de Harvey9 sur la circulation sanguine ; en théologie, il débusque le point faible de Calvin ; une mystérieuse intuition le fait, sinon les résoudre, du moins soulever constamment les énigmes et, là, il touche le problème décisif de la géographie de son temps. Proscrit par l'Église, il s'est réfugié à Lyon où il exerce la médecine sous un faux nom et publie dans le même temps, en 1535, une nouvelle édition de Ptolémée qu'il annote personnellement. À celle-ci, il joint les cartes de l'édition de Laurent Frisius de 1522, qui nomme « Amérique » la partie sud du nouveau continent, conformément à la proposition de Waldseemüller. Mais alors que Thomas Ancuparius, l'éditeur du Ptolémée de 1522, entonnait dans son préambule un hymne à Vespucci sans même mentionner Colomb, Servet est le premier à oser émettre quelques réserves quant à l'excès d'estime dont jouit Vespucci et à la proposition de donner son nom au nouveau continent. En fin de compte, écrit-il, Vespucci « s'est embarqué en tant que marchand et longtemps après Colomb » – ut merces suas comutaret – multo post Colombum. La remarque reste prudente, une petite toux d'irritation, pourrait-on dire. Lui non plus n'imagine pas contester à Vespucci la gloire d'avoir découvert le continent, il souhaite juste qu'on n'occulte pas totalement Colomb. Le problème n'est pas encore posé dans les termes d'une alternative entre Vespucci et Colomb, la querelle de prééminence pas encore ouverte. Tout ce que suggère Servet, c'est qu'on devrait dire : Vespucci et Colomb. Il n'a aucune preuve en main, il ne connaît pas exactement la situation historique, mais avec cette méfiance instinctive qui le conduit à flairer les erreurs et à aborder les problèmes sous un angle résolument neuf, Servet, le premier, insinue que la gloire de Vespucci qui a déferlé sur le monde avec la violence d'une avalanche n'est pas tout à fait de bon aloi.
L'objection décisive ne peut provenir que d'un homme qui aura accès à des informations historiques fiables, contrairement à Servet, tributaire à Lyon de livres et de nouvelles plus ou moins sûrs. Et c'est une voix de poids qui s'élèvera contre la gloire indue de Vespucci, une voix devant laquelle durent s'incliner les empereurs et les rois et dont les paroles furent une délivrance pour des millions d'hommes tourmentés, martyrisés. C'est celle du grand évêque Las Casas, qui a dénoncé les atrocités commises par les conquistadors à l'encontre des indigènes avec une telle force de suggestion qu'aujourd'hui encore on ne peut lire ses récits sans frémir. Las Casas, qui atteignit l'âge de quatre-vingt-dix ans, fut le témoin oculaire de tout le temps des Découvertes, et sa passion de la vérité, tout comme son statut de prêtre qui l'élève au-dessus de la mêlée, font de lui un témoin irrécusable. Commencée en 1559 alors qu'il est dans sa quatre-vingt-cinquième année, sa grande histoire de l'Amérique, Historia general de las Indias, est de nos jours encore considérée comme la source la plus fiable de l'historiographie de cette époque.
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