Né en 1474, Las Casas est arrivé à Hispaniola (Haïti) en 1502, donc encore du temps de Colomb, et jusqu'à l'âge de soixante-treize ans il a vécu sur le nouveau continent, comme prêtre puis comme évêque – à l'exception de plusieurs voyages dans sa patrie espagnole. Nul n'est donc plus autorisé ni plus apte que lui à porter un jugement informé et pertinent sur les événements des Découvertes.
Au cours d'un de ses voyages qui le ramène des Nuevas Indias en Espagne, Las Casas a dû tomber sur une carte ou un de ces livres étrangers où le nouveau pays figure sous le nom « Amérique ». Probablement aussi surpris que nous, il aura demandé : « Pourquoi l'Amérique ? » L'explication, « Amerigo Vespucci a découvert ce continent », ne pouvait manquer de susciter sa méfiance et sa colère. Car si quelqu'un sait de quoi il en retourne, c'est bien lui, dont le père a en personne accompagné Colomb lors de son deuxième voyage. Il peut attester avoir entendu de ses propres oreilles l'amiral affirmer qu'il « fut bien le premier à ouvrir les portes de cet océan, restées closes depuis tant de siècles ». Par quel artifice Vespucci peut donc se glorifier d'être le découvreur de ce nouveau monde ou passer pour tel ? On a dû opposer à Las Casas l'argumentation d'usage, à savoir que Vespucci ayant découvert le continent américain proprement dit et Colomb seulement les îles situées au large de son littoral, les Antilles, Amerigo pouvait à juste titre être considéré comme le découvreur de ces nouvelles terres.
Voilà qui rend Las Casas fou de colère en dépit de son naturel plutôt clément. S'il affirme cela, ce Vespucci est un fieffé menteur. Nul autre que l'amiral n'a touché le premier le continent, en 1498, à Parias, au cours de son deuxième voyage : du reste, c'est ce qu'atteste le serment solennel d'Alonso de Ojeda10, en 1516, au procès que le fisc intenta aux héritiers de Colomb et, des cent témoins cités à ce procès, nul n'a osé contester ce fait. En toute justice ce pays devrait se nommer « Colombie ». Comment Vespucci peut-il usurper « l'honneur et la gloire qui reviennent à l'adelantado et s'attribuer l'exclusivité de cet exploit ? Où, quand et avec quelle expédition aurait-il touché la terre ferme avant Colomb ? »
Et Las Casas d'éplucher le récit de Vespucci tel qu'il est publié dans la Cosmographiæ introductio, afin de démonter la prétendue prétention de ce dernier à la prééminence. Alors intervient derechef dans cette Comédie des erreurs un revirement grotesque, qui complique encore cette affaire inextricable et lui imprime une tournure fatidique. L'édition italienne originale du premier voyage de Vespucci en 1497 rapporte qu'il accoste en un lieu nommé « Lariab ». Coquille ou correction arbitraire ? l'édition latine de Saint-Dié remplace « Lariab » par « Parias », faisant ainsi dire à Vespucci qu'il a touché la terre ferme à Parias dès 1497, soit un an avant Colomb. Pour Las Casas, aucun doute ne subsiste, Vespucci est un imposteur qui a profité de la mort de l'amiral pour se vanter dans « les livres étrangers » (en Espagne on l'aurait eu bien trop à l'œil) d'avoir découvert le nouveau continent. Las Casas démontre que, en réalité, Vespucci s'est embarqué pour l'Amérique en 1499 et non en 1497, mais qu'il se sera bien gardé d'évoquer Ojeda. « Ce qu'Amerigo a écrit pour se rendre célèbre en usurpant honteusement le mérite de la découverte du continent, il l'a fait de façon délibérée », s'enflamme cet homme intègre. Vespucci est un imposteur !
De facto, c'est donc une simple coquille de l'édition latine, le remplacement du mot « Lariab » de l'original par celui de « Parias » qui suscite le courroux de Las Casas face à ce qu'il croit être une imposture préméditée. Il n'empêche que, sans le vouloir, il a mis le doigt sur un point sensible : le flou étrange dans lequel tous les courriers, tous les récits de Vespucci laissent le lecteur sur les objectifs et les résultats réels de ses voyages. Jamais Vespucci ne donne clairement le nom des commandants des flottes, les dates qu'il indique varient d'une édition à l'autre, et les longitudes qu'il relève sont inexactes. Dès qu'on s'avise de vérifier les fondements historiques de ses voyages, on ne peut se défendre du soupçon que, pour d'obscures raisons – sur lesquelles nous reviendrons plus tard –, on a ici brouillé purement et simplement les faits. Pour la première fois, nous nous approchons du vrai mystère Vespucci qui a occupé des centaines d'années les érudits de toutes nationalités. Dans ses récits, quelle est la part de vérité et la part d'invention – ou, plus crûment, de falsification ?
La suspicion se porte en priorité sur le premier des quatre voyages, celui du 10 mai 1497, que Las Casas a déjà contesté, le seul qui aurait pu assurer à Vespucci une certaine priorité dans la découverte du continent. En effet, il n'est mentionné dans aucun document historique et, à l'évidence, certains éléments ont été empruntés au deuxième voyage effectué avec Ojeda. Même ses défenseurs les plus acharnés n'ont pas pu prouver que Vespucci aurait bien embarqué cette année-là, et ils ont dû se contenter d'hypothèses pour donner une ombre de vraisemblance à cette expédition. Énumérer les preuves et les contre-preuves de l'interminable controverse qui opposa ces savants géographes pourrait remplir un livre entier. Qu'il nous suffise de savoir que les trois quarts d'entre eux récusèrent ce voyage qu'ils tenaient pour imaginaire, tandis que les avocats officieux de Vespucci lui attribuèrent à cette occasion qui la découverte de la Floride, qui celle de l'Amazonie. Toutefois, comme l'immense gloire de Vespucci reposait en grande partie sur ce premier voyage – devenu fort improbable –, cette tour de Babel construite sur un amas d'erreurs, de hasards et de rumeurs ne pouvait que s'ébranler au premier coup de boutoir porté à ses fondements par la philologie11.
Le coup décisif fut assené en 1601 par Herrera dans son Historia de las Indias Occidentales. L'historien espagnol n'eut pas à chercher bien loin les arguments, puisqu'il avait accès au livre encore inédit de Las Casas, et c'est donc toujours ce dernier qui s'acharne contre Vespucci.
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