Reprenant les raisons exposées par l'évêque, Herrera démontre et explique que la datation des Quatuor Navigationes est inexacte, Vespucci ayant pris la mer avec Ojeda en 1499 et non en 1497, et il en conclut – sans que l'accusé ait pu prononcer un mot pour sa défense – qu'Amerigo Vespucci, « ce roué, a falsifié sciemment ses récits dans l'intention de voler à Colomb l'honneur d'avoir découvert l'Amérique ».

Le retentissement de cette révélation est colossal. « Comment ? s'écrient les savants, ce n'est pas Vespucci qui a découvert l'Amérique ? Ce sage dont nous admirions la mesure et la modestie exemplaires est un menteur, un imposteur, un Mendes Pinto12, un scélérat, un de ces charlatans de faux voyageurs ? Car s'il a inventé de toutes pièces un de ses voyages, quel crédit accorder aux autres ? Quelle indignité ! Le nouveau Ptolémée n'est autre qu'un abject Érostrate13 qui s'est glissé par ruse dans le temple de la gloire, pour y acheter l'immortalité au prix d'un misérable forfait ! Quelle honte pour la communauté savante, abusée par ses vantardises, d'avoir baptisé de son nom le nouveau continent ! » Le moment n'est-il pas venu de rectifier cette déplorable erreur ? Et frère Pedro Simon de proposer le plus sérieusement du monde en 1627 d'« interdire l'usage de tout ouvrage géographique et de toute carte où figure le nom “Amérique” ».

 

Le mouvement du pendule s'est inversé. Vespucci est un homme fini, et voici que resurgit glorieusement au XVIIe siècle le nom à moitié oublié de Colomb. Sa résurrection est à la mesure des dimensions du nouveau pays. De toutes les prouesses accomplies, seule la sienne demeure, car les palais de Montezuma14 ont été pillés et tombent en ruine et les trésors du Pérou sont épuisés. Oubliés tous les faits et méfaits des différents conquistadors ! Seule l'Amérique est une réalité, joyau du globe, terre d'accueil des persécutés, le pays par excellence, le pays de l'avenir. Quel tort n'a-t-on pas fait à cet homme en son temps et aux siècles suivants ! Colomb se mue en figure héroïque qu'on avait sous-estimée, toutes les ombres qui ternissaient son image sont gommées, les épisodes de sa vie idéalisés. Oubliées sa mauvaise gestion et ses chimères religieuses ! On dramatise les difficultés auxquelles il s'est heurté : on conte comment il entraîne de force ses matelots prêts à se mutiner, comment il est ramené en Espagne dans les fers par de misérables gredins, comment il trouve refuge avec son enfant exsangue au monastère de la Rabida. Pour avoir ignoré son exploit, pour en avoir trop peu fait jadis, on en fait maintenant presque trop, poussé par l'éternel besoin d'inventer des héros.

Mais c'est une très ancienne loi du genre, qui vaut tant pour le drame que pour le mélodrame : toute figure de héros requiert un antihéros, comme la lumière a besoin de l'ombre, Dieu du diable, Achille de Thersite15, et ce rêveur fou de Don Quichotte du pragmatique et robuste Sancho Pança. Pour mettre en évidence le génie, il faut dénoncer son contraire : les forces terrestres qui lui résistent, les basses œuvres de la sottise, de l'envie et de la trahison. Systématiquement noircis, les adversaires de Colomb – Bobadilla, petit fonctionnaire intègre et juste16, et le cardinal Fonseca17, gestionnaire efficace et sérieux – se métamorphosent en coquins malveillants. Mais l'ennemi idéal est tout trouvé en la personne d'Amerigo Vespucci. En négatif de la légende colombienne se dessine maintenant la légende Vespucci : à Séville se tapit un crapaud venimeux qui crève de jalousie, un petit négociant qui rêve de se faire passer pour un érudit, pour un découvreur. Mais il est bien trop couard pour se risquer sur un bateau ; bien à l'abri derrière ses carreaux, il assiste en grinçant des dents au retour du grand Colomb acclamé par la foule. Il veut lui voler sa gloire ! La faire sienne ! Et tandis qu'on rapatrie dans les fers le noble amiral, ce fourbe compile les livres étrangers et se fabrique des récits de voyages ! À peine Colomb est-il en terre, bien incapable de se défendre, que cet usurpateur, ce charognard, adresse à tous les potentats du monde des lettres mielleuses et des comptes rendus qui le présentent, lui, comme le véritable explorateur du monde. Il les fait imprimer en langue latine – à l'étranger, pour plus de précaution. Il prie et supplie d'innocents lettrés du bout du monde de bien vouloir baptiser ce nouveau continent de son nom à lui : « Amérique ». Il se glisse insidieusement dans l'entourage de l'ennemi juré de Colomb, de son égal en jalousie, l'évêque Fonseca, et le persuade par la ruse de le nommer, lui qui ne quitte pas son bureau et ignore tout de la navigation, piloto mayor, chef de la Casa de Contratación, afin d'avoir la main sur l'établissement des cartes. Cela lui donne enfin la possibilité – ces turpitudes sont réellement attribuées à Vespucci – de procéder à sa grande imposture : pilote major responsable de l'édition des cartes, il peut en toute quiétude ordonner que, en regard du nouveau pays, sur toute nouvelle carte, sur tout nouveau globe, figure son nom scélérat : Amérique, Amérique, encore et toujours Amérique. Ainsi le défunt qu'on mit dans les fers de son vivant s'est-il vu une seconde fois dépouillé et outragé, par un gredin, un génie de l'escroquerie, et ce n'est pas son nom mais celui de ce voleur qui orne désormais le nouveau continent.

Telle est l'image de Vespucci au XVIIe siècle : un aigrefin, un faussaire, un menteur. L'aigle qui planait fièrement au-dessus du monde s'est soudain métamorphosé en rongeur répugnant qui fouit la terre, en violeur de sépulture et en voleur. C'est une image injuste, mais elle s'imprime dans l'histoire. Le nom de Vespucci est traîné dans la boue pour des décennies, pour des siècles. Bayle et Voltaire lui donneront chacun un coup de pied dans la tombe, et les manuels scolaires racontent aux enfants dès leur jeune âge l'histoire abjecte de sa gloire usurpée. Sous l'influence de cette légende, même un homme aussi avisé et aussi mesuré que Ralph Emerson18 écrira trois siècles plus tard (en 1856) : Strange that broad America must wear the name of a thief. Amerigo Vespucci the pickledealer at Seville, whose highest naval rank was boatswain's mate in an expedition that never sailed, managed in this lying world to supplant Colombus and baptize half the earth with his own dishonest name. [« Étrange que l'insolente19 Amérique porte le nom d'un voleur. Cet Amerigo Vespucci, ce petit épicier de Séville, qui ne fut guère plus que sous-pilote d'une expédition qui ne prit jamais la mer, réussit en ce monde trompeur le tour de force de supplanter Colomb et de léguer son nom de coquin à la moitié du globe. »]

Les documents s'en mêlent

Au XVIIe siècle, Amerigo Vespucci est un homme fini. La querelle autour de son nom, de ses hauts faits ou de ses méfaits semble l'être aussi.