La deuxième lettre comporte un récit circonstancié de ce prétendu troisième voyage, donc en substance tout ce qui sera publié ultérieurement dans Mundus Novus, moins les retouches littéraires – fort suspectes au demeurant – qui orneront cette publication. Tout cela semble attester le souci de vérité qui animait Vespucci et établir l'existence de cette troisième expédition si hypothétique – qui est à l'origine de sa célébrité grâce au Mundus Novus. Vespucci apparaît déjà comme l'innocente victime d'une calomnie sans fondement. Mais voilà qu'il s'y trouve encore une troisième lettre adressée à Laurent de Médicis et que, dans celle-ci – quel fieffé maladroit ! –, il présente son premier voyage de 1497 comme étant celui de 1499, avouant précisément le forfait dont ses adversaires l'ont accusé, celui d'avoir antidaté ses voyages de deux ans dans l'édition imprimée. Ce récit de sa main démontre sans conteste que lui ou un autre a fabriqué deux voyages à partir d'un seul, et que la prétention d'avoir touché le premier le continent américain est une honteuse imposture – mal ficelée de surcroît. Les soupçons tenaces de Las Casas sont maintenant formellement confirmés. Ceux qui voulaient restaurer l'image de sincérité de Vespucci – ses défenseurs acharnés et ses compatriotes de la Raccolta Colombiana n'ont plus d'autre issue que de présenter cette lettre comme un faux, commis a posteriori.

Ces documents florentins nous renvoient donc l'image qui nous est familière d'un Vespucci double, toujours ambigu : à la fois collaborateur loyal et modeste rapportant scrupuleusement les faits à son patron Laurent de Médicis et personnage douteux – celui des textes imprimés –, objet de gloire et d'opprobre, un menteur qui se targue de découvertes et de voyages jamais entrepris et qui, à force de vantardises et de mensonges, parvient à léguer son nom à tout un continent. Plus cette pelote d'erreurs roule à travers le temps, plus elle s'embrouille.

 

Et, c'est étrange, la même divergence des faits se retrouve dans les documents espagnols. On y lit qu'à son arrivée à Séville, en 1492, Vespucci n'était ni un érudit ni un marin expérimenté, mais un modeste employé, le factor de la compagnie commerciale Juanoto Beraldi, sorte de filiale de la banque des Médicis à Florence qui s'occupait essentiellement d'équiper les navires et de financer les expéditions. Voilà qui s'accorde assez mal avec l'aura glorieuse d'un Vespucci censé avoir quitté l'Espagne dès 1497 pour commander d'audacieuses explorations. Plus grave encore : du prétendu premier voyage grâce auquel il aurait devancé Colomb dans la découverte du continent, on ne trouve aucune trace dans tous ces documents, ce qui tend à prouver qu'en 1497, au lieu d'explorer les rivages américains comme il est écrit dans ses Quatuor Navigationes, il s'adonnait benoîtement à ses activités de commerçant zélé dans son comptoir sévillan.

De nouveau, les documents semblent accréditer toutes les accusations portées contre Vespucci. Mais surprise : ces mêmes archives espagnoles comportent aussi des pièces qui plaident vivement en faveur de son intégrité, alors que les précédentes démontraient sa forfanterie. On y trouve un acte de naturalisation daté du 24 avril 1505 conférant à Amerigo Vespucci la citoyenneté espagnole, « en récompense des bons et loyaux services rendus et à rendre à la Couronne ». On y trouve sa nomination, le 22 mars 1508, au poste de piloto mayor de la Casa de Contratación (directeur de l'ensemble du service nautique espagnol), qui l'habilite à « instruire les pilotes dans l'utilisation des instruments de mesures, de l'astrolabe et du quadrant et à contrôler leur aptitude à utiliser dans la pratique ces connaissances théoriques ». À ce titre on lui confie, en outre, la mission royale de réaliser un padrón real, une mappemonde type reproduisant fidèlement tous les nouveaux rivages, qu'il lui incombera de mettre à jour continûment. Peut-on imaginer la Couronne espagnole, qui dispose des meilleurs marins de l'époque, nommer à ce poste de responsabilité un individu convaincu d'escroquerie, auteur d'ouvrages de voyages inventés de toutes pièces, autrement dit totalement indigne de foi ? Et comment croire un instant que le souverain voisin, le roi de Portugal, ait personnellement invité Vespucci à se joindre à deux flottes appareillant pour l'Amérique du Sud, si ce dernier ne s'était préalablement acquis une solide réputation de navigateur hors pair ? Enfin, la confiance de Juanoto Beraldi, son patron de longue date bien placé pour juger de sa fiabilité, qui lui confie sur son lit de mort le soin d'exécuter son testament et de liquider sa compagnie, ne constitue-t-elle pas une autre preuve de l'intégrité de Vespucci ? Une fois de plus, nous nous heurtons à la même contradiction : dès que l'on consulte un document officiel ayant trait à la vie de Vespucci, il y est présenté comme un homme honnête, fiable et cultivé, mais dès que l'on se penche sur une publication signée de lui, on n'y trouve que vantardises, mensonges et invraisemblances.

Cependant, ne peut-on être à la fois un excellent marin et un irréductible fanfaron ? bon cartographe et jaloux ? L'affabulation ne passe-t-elle pas depuis la nuit des temps pour le travers classique des marins, et la jalousie des succès d'autrui pour la maladie endémique des savants ? Tout bien considéré, ces documents semblent peu susceptibles de défendre Vespucci contre l'accusation majeure d'avoir soufflé traîtreusement à Colomb la découverte de l'Amérique.

Or voici qu'une voix sort de la tombe pour plaider l'intégrité de Vespucci. C'est un témoin fort inattendu qui vient déposer en sa faveur au fameux procès qui l'oppose au grand amiral : Christophe Colomb en personne ! Peu de temps avant sa mort, le 5 février 1505, donc à un moment où le Mundus Novus était connu depuis longtemps en Espagne, Colomb, qui honorait déjà Vespucci du titre d'ami dans un courrier antérieur, adresse à son fils Diego la lettre suivante :

Le 5 février 1505

Mon cher fils,

Diego Méndez est parti d'ici lundi, le trois de ce mois. Depuis son départ, j'ai parlé avec Amerigo Vespuchy qui se rend à la Cour, où il est mandé pour y être consulté sur certains problèmes de navigation. Il a toujours émis le vœu de m'être agréable [él siempre tuvo deseo de me hacer placer], c'est un homme de bien [mucho hombre de bien]. La fortune ne lui fut pas clémente, comme à bien d'autres, ses efforts ne lui ont pas apporté les avantages qu'il était en droit d'espérer. Il s'y rend [à la Cour] avec le très vif souhait d'obtenir, s'il en a la possibilité [si a sus manos está], quelque chose en ma faveur [que redonde a mi bien]. D'ici, je ne suis pas en mesure de lui indiquer plus précisément en quoi il pourrait nous servir, car j'ignore ce qu'on veut de lui. Mais il est décidé à faire tout son possible en ma faveur.

Cette lettre constitue l'un des épisodes les plus étonnants de notre Comédie des erreurs. Ces deux hommes que trois siècles de méprises et de malentendus ont présentés comme des rivaux impénitents, acharnés à se disputer la gloire de léguer leur nom à cette nouvelle terre, étaient en réalité fort bons amis ! Colomb, que son caractère suspicieux a brouillé avec la quasi-totalité de ses contemporains, rend hommage à l'obligeance, à la fidélité de Vespucci, et le charge de défendre ses intérêts à la Cour ! Aucun des deux ne soupçonnait – telle est sans aucun doute la réalité historique – que dix générations de savants et de géographes allaient exciter leur ombre à se livrer une lutte sans merci, pour l'ombre d'un nom. Et aucun d'eux n'imaginait qu'ils allaient devenir tous deux les protagonistes adverses d'une Comédie des erreurs où l'un joue le rôle de l'innocent génie spolié par l'autre, canaille effrontée. Bien évidemment, ils ne connaissaient pas le mot « Amérique » qui mit le feu à cette querelle, et ni Colomb ni Vespucci ne se doutait que, derrière les îles de l'un et le littoral brésilien de l'autre, se cachait un formidable continent. Hommes du même métier également malmenés par la fortune et ignorants de leur immense gloire, ils se comprenaient mieux l'un l'autre que ne les comprirent maints biographes peu psychologues, qui leur prêtaient une conscience de leur exploit totalement impensable à l'époque.

 

Les documents ont donc commencé à parler. Mais leur découverte et leur interprétation ne font qu'enflammer de plus belle la vive controverse au sujet de Vespucci.