Jamais trente-deux pages de texte ne furent passées au crible avec autant de minutie que le récit de ses voyages : on en vérifie la crédibilité du point de vue psychologique, géographique, cartographique, historique et technique. L'unique résultat de ces multiples investigations est de voir chacune des parties en présence camper sur ses positions avec une assurance redoublée et produire un luxe de preuves contradictoires, soi-disant plus irréfutables les unes que les autres. C'est tout blanc ou tout noir. Oui c'est un escroc, non c'est un découvreur. On s'amusera à récapituler au passage les thèses défendues sur Vespucci par différentes instances au cours du siècle dernier : il a effectué le premier voyage avec Pinzón3 ; il a effectué le premier voyage avec Lepe4. Il s'est embarqué avec une expédition inconnue pour ce premier voyage ; il n'a jamais fait ce premier voyage, qui est inventé de toutes pièces. Au cours de ce premier voyage, il a découvert la Floride ; il n'a rien découvert du tout, puisqu'il n'a jamais fait ce voyage. Il a été le premier à voir l'Amazone ; il ne l'a vue qu'à son troisième voyage, il l'avait confondue avec l'Orénoque5. Il a exploré et baptisé tout le littoral brésilien jusqu'au détroit de Magellan ; il n'en a parcouru qu'une infime partie, et les noms étaient donnés depuis longtemps. C'était un grand navigateur ; non, il n'a jamais commandé un navire, ni une expédition. C'était un grand astronome ; jamais de la vie – tout ce qu'il a écrit sur les constellations est inepte. Les dates qu'il indique sont justes ; les dates qu'il indique sont fausses. C'était un pilote remarquable ; il n'était rien d'autre qu'un beef contractor (un épicier) et un ignorant. Ses données sont dignes de foi ; c'est un escroc, un imposteur, un bluffeur professionnel. Après Colomb, il est le premier explorateur, le premier navigateur de son temps ! Il fait honneur – il fait honte – à la science. Dans tous les écrits, on expose, on démontre, on justifie ces apologies ou ces réquisitoires avec la même véhémence et la même débauche de prétendues preuves. Et nous revoilà trois cents ans plus tard guère plus avancés : « Qui était Amerigo Vespucci ? Qu'a-t-il fait ? ou pas ? » Y a-t-il une réponse à cette question ? La grande énigme est-elle soluble ?

Qui était Vespucci ?

Nous avons tenté de raconter, en suivant son déroulement chronologique, la grande Comédie des erreurs qui s'est jouée pendant trois siècles autour de la vie d'Amerigo Vespucci et qui a finalement conduit à baptiser de son nom le nouveau continent. Un homme devient célèbre, on ne sait pas vraiment pourquoi. Libre à chacun de dire si c'est à tort ou à raison, par mérite ou par fraude. Car la gloire de Vespucci n'est pas une gloire véritable, mais une aura diffuse, qu'il doit bien moins à ses actes qu'au jugement erroné qui fut porté sur eux.

La première erreur – ou le premier acte de notre Comédie – fut l'insertion ambiguë de son nom dans le titre du recueil Paesi retrovati, suggérant que c'était Vespucci et non Colomb qui avait découvert les nouvelles terres. La deuxième erreur – ou le deuxième acte – fut une coquille de l'édition latine qui écrivait « Parias » au lieu de « Lariab » et suggérait que ce n'était pas Colomb mais Vespucci qui avait touché en premier le continent américain. La troisième erreur – le troisième acte – émanait d'un petit géographe de province proposant de donner le prénom d'Amerigo Vespucci à l'Amérique, sur la foi des trente-deux pages qu'on devait à ce dernier. Jusqu'à la fin de ce troisième acte, c'est un Amerigo Vespucci sans peur et sans reproche qui occupe le devant de la scène de cette comédie picaresque. Il ne devient suspect qu'au quatrième acte, où l'on commence à se demander s'il s'agit d'un héros ou d'un imposteur. Le cinquième et dernier acte qui se déroule à notre époque se doit donc de faire monter la tension et d'amener un revirement inattendu, pour que puisse advenir enfin l'heureux dénouement de cette intrigue habilement ficelée.

Par chance, l'histoire est un excellent dramaturge et, comme elle en use avec ses tragédies, s'entend à clore brillamment ses comédies. Depuis le quatrième acte, on le sait : Vespucci n'a pas découvert l'Amérique, il n'a pas été le premier à en fouler le sol et il n'a même jamais fait ce premier voyage qui le posa longtemps en rival de Colomb. Mais tandis que les érudits continuent à débattre âprement sur scène du nombre et de la réalité des voyages de Vespucci narrés dans ses livres, un nouveau personnage fait son apparition, qui défend une thèse stupéfiante : ces trente-deux pages, telles que nous les connaissons, n'ont même pas été écrites par Vespucci. Ces écrits qui ont mis le monde en émoi ne sont que des compilations étrangères, irresponsables et arbitraires, qui exploitent sans vergogne le matériau écrit de sa main. Ce deus ex machina – qui répond au nom de professeur Magnaghi – opère donc un complet renversement de perspective et nous fait voir le problème sous un éclairage tout à fait neuf.