En effet, pas plus tard que l'année suivante, en 1508, un imprimeur hollandais dote ce dernier d'un cinquième voyage et ce, de la façon la plus grossière. L'éditeur anonyme des Quatre Voyages avait trouvé la matière de son ouvrage dans les lettres manuscrites de Vespucci, cet imprimeur hollandais trouve, lui, l'occasion de produire un faux avec le récit de voyage du Tyrolien Balthasar Sprenger2 qui circule aussi sous forme de manuscrit. Il substitue simplement Ick Alberigus (« moi Amerigo ») aux passages de l'original où figure la formule ego, Balthasar Sprenger, suggérant ainsi au public que ces récits de voyage émanent de Vespucci. Et, le croirez-vous ?, cette attribution désinvolte dupait encore quatre siècles plus tard le directoire de la Société londonienne de géographie, qui annonçait solennellement, en 1892, avoir découvert un cinquième voyage de Vespucci !

Il est donc à peu près certain – et ceci éclaircit une situation, jusque-là fort confuse – que le récit fictif du premier voyage et bien des incohérences qui le firent si longtemps accuser d'escroquerie délibérée ne peuvent être imputés à Vespucci, mais à des éditeurs et imprimeurs peu scrupuleux qui, à son insu, truffèrent ses récits privés de toutes sortes d'ingrédients fallacieux et les publièrent sous cette forme. Mais, s'il a le mérite de tirer notre affaire au clair, ce point de vue soulève une dernière objection de la part des adversaires de Vespucci. Comment se fait-il, observent ces derniers, que, ayant forcément entendu parler avant sa mort en 1512 de ces livres qui le créditaient d'un voyage jamais effectué, Vespucci ne se soit jamais insurgé officiellement contre cette attribution ? N'était-ce pas son devoir le plus élémentaire que de proclamer haut et fort : « Non, ce n'est pas moi qui ai découvert l'Amérique, ce pays porte mon nom à tort » ? Ne se rend-il pas complice, celui qui ne proteste pas contre une imposture parce qu'elle est à son avantage ?

Cette objection ne paraît pas dénuée de fondement. Encore faudrait-il savoir où Vespucci aurait bien pu exprimer son désaccord. Auprès de quelle instance aurait-il pu faire valoir ses objections ? L'époque ignorant la notion de propriété littéraire, les productions manuscrites ou imprimées appartenaient à tout le monde. Chacun était libre d'utiliser à son gré le nom et l'œuvre d'autrui. Où Albrecht Dürer aurait-il pu protester contre les douzaines de graveurs sur cuivre qui apposaient sa signature renommée « A. D. » sur leurs médiocres productions ? Où auraient pu se plaindre les auteurs du premier Roi Lear et de la version initiale de Hamlet contre l'utilisation de leurs œuvres par Shakespeare qui les modifiait à sa guise ? Et où Shakespeare, à son tour, aurait-il pu s'insurger contre les pièces d'autrui qui paraissaient sous son nom ? Enfin, que pouvait Voltaire contre ces plumitifs, qui, pour attirer le lecteur, faisaient imprimer leur piètre pamphlet antireligieux ou pseudo-philosophique sous son nom, célèbre dans le monde entier ? Par quels moyens Vespucci aurait-il donc pu s'opposer aux mille et une publications de ses textes de plus en plus dénaturés qui répandaient à travers le monde sa gloire injustifiée ? L'unique possibilité qu'il avait était le bouche à oreille, c'était d'affirmer personnellement son innocence dans les milieux qu'il fréquentait.

Qu'il l'ait fait est l'évidence même. Car, vers 1508-1509, quelques exemplaires de ces livres devaient être parvenus en Espagne. Le roi aurait-il confié la mission d'enseigner aux pilotes de sa flotte l'art de rédiger des rapports précis et fiables à un individu suspecté de faux rapports sur les découvertes, si celui-ci n'avait été lavé de tout soupçon ? Plus encore, l'un des premiers détenteurs de la Cosmographiæ introductio en Espagne fut Fernando Colombo, le fils de l'amiral, comme l'atteste l'exemplaire annoté de sa main qui nous est parvenu. C'est l'ouvrage même dans lequel on affirmait à tort que Vespucci avait touché la terre ferme avant Colomb. Or non seulement son fils l'a lu, mais il l'a annoté, alors qu'y était proposé pour la première fois de nommer ce nouveau pays « Amérique » ! Et curieusement, tandis que dans la biographie qu'il consacre à son père, Fernando Colombo s'en prend à tous les hommes susceptibles d'avoir jalousé celui-ci, il n'a pas un mot d'aigreur pour évoquer la mémoire de Vespucci. Ce silence avait déjà étonné Las Casas : « Il est surprenant, écrit-il, que Don Hernando Colón, le fils de l'amiral, homme de grand jugement, qui, je le sais, possédait les Navigationes d'Amerigo, ne se soit nullement formalisé du tort que celui-ci causait à son noble père en usurpant son exploit. » Rien ne plaide mieux la cause de Vespucci que le silence du fils de Colomb sur l'attribution fatidique qui priva son père de voir la terre qu'il avait découverte baptisée glorieusement de son nom : il devait forcément savoir que la méprise s'était produite à l'insu de Vespucci et sans sa complicité.

 

On s'est donc efforcé, ici, de raconter chronologiquement, avec toute l'objectivité possible, la Causa Vespucci tant de fois réexaminée et d'en retracer les origines et les incidences. La difficulté majeure à laquelle nous nous sommes heurtés est ce décalage curieux entre l'homme et sa gloire, entre l'homme et sa renommée. Car, nous le savons maintenant, le mérite effectif de Vespucci ne correspond pas à sa gloire et inversement. Entre celui qu'il était et celui qu'il paraissait être, le contraste est criant, et l'image que sa vie donne de lui tranche étonnamment avec celle que lui confèrent ses écrits. Il faut se remémorer constamment l'origine de sa gloire, pur produit d'interventions étrangères et de hasards insolites, pour parvenir à redonner une unité à sa vie et à ses actes et pouvoir les relater en rétablissant leur cohérence naturelle.

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© National Library of Australia, Canberra, Australia/The Bridgeman Art Library 

Portrait d'Amerigo Vespucci par Titien (v. 1490-1576).

Ainsi s'impose une conclusion bien modeste au regard de son immense gloire : en réalité la vie de cet homme, qui fut, comme personne, l'objet de l'admiration et de la colère du monde, n'eut rien de remarquable ou de dramatique. Sa biographie n'est ni celle d'un héros ni celle d'un imposteur, c'est tout juste une comédie du hasard dans laquelle il fut impliqué sans le savoir. Amerigo Vespucci naît à Florence le 9 mai 14513 – soit cent trente ans après la mort de Dante –, de Cernastasio Vespucci, notaire de son état, dont il est le troisième fils. Issu d'une famille prestigieuse qui connut des revers de fortune, il reçoit la formation humaniste en usage dans son milieu au début de la Renaissance. Il apprend le latin, dont il ne maîtrisera toutefois jamais l'expression littéraire, acquiert des connaissances scientifiques et étudie les mathématiques et l'astronomie auprès de son oncle frère Giorgio Vespucci, un dominicain de San Marco. Rien ne signale chez ce jeune homme des dispositions ou des ambitions particulières. Ses frères fréquentent l'université, mais lui se satisfait d'un emploi commercial dans l'établissement bancaire des Médicis, dirigé à l'époque par Lorenzo di Piero de' Medici (à ne pas confondre avec son père Laurent le Magnifique)4. Amerigo Vespucci ne passait donc pas pour une personnalité de Florence, encore moins pour un érudit. Les lettres à ses amis qui nous sont parvenues le montrent occupé de modestes transactions et de banales affaires privées. Sa carrière commerciale dans la maison des Médicis ne semble pas non plus l'avoir porté bien loin, et seul un hasard l'amène en Espagne. Tout comme les Welser, les Fugger et autres marchands allemands ou flamands, les Médicis possédaient des succursales en Espagne et à Lisbonne.