Ils finançaient les expéditions vers les nouvelles terres et avaient besoin de se procurer des informations et, surtout, d'investir leurs fonds là où la demande était la plus forte. Or, un employé de leur comptoir sévillan ayant apparemment commis des irrégularités et Vespucci passant à leurs yeux – comme aux yeux de tous ceux qui l'approcheront – pour un homme fiable, doté d'une grande probité, les Médicis l'envoyèrent le 14 mai 1491 dans la compagnie commerciale de Juanoto Beraldi5, leur filiale espagnole. Chez Beraldi, qui s'occupe essentiellement d'équiper les navires, sa position est, là aussi, parfaitement subalterne. Il a beau se présenter dans ses lettres comme un merciante fiorentino6, il n'a rien d'un homme d'affaires indépendant, disposant d'un capital et d'un réseau, il est juste le factor de Beraldi, qui gravite lui-même dans l'orbite des Médicis. Mais à défaut d'une position plus enviable, Vespucci obtient la confiance et même l'amitié de son patron. En 1495, quand Beraldi sent sa fin approcher, il fait de lui son exécuteur testamentaire et c'est à Vespucci qu'incombe la tâche de liquider la compagnie après le décès de l'armateur.

Du jour au lendemain, Amerigo Vespucci se retrouve les mains vides, à l'approche de la cinquantaine. Il lui manque soit le capital requis soit l'envie de reprendre à son compte l'affaire Beraldi. Que fit-il à Séville, les années suivantes, en 1497 et 1498 ? Nous ne pouvons l'établir aujourd'hui, faute de documents. En tout cas, ce ne furent pas des années fastes – ainsi que l'atteste la lettre ultérieure de Colomb – et cet échec explique le tournant subit de son existence. Ce Florentin intelligent et zélé a gaspillé plus de vingt années de sa vie – presque trente même – dans une position subalterne à gérer les affaires d'autrui. Il n'a ni maison ni femme ni enfant, le terme de sa vie est proche, et il se retrouve seul, sans moyens d'existence assurés. Pourtant, ce temps des Découvertes offre aux audacieux prêts à mettre leur vie en jeu une occasion unique de récolter à la fois la richesse et la gloire. C'est une époque faste aux aventuriers épris de risque, une époque telle que le monde n'en a guère connue depuis. À l'instar de centaines et de milliers de ses contemporains qui n'ont pas prospéré, le petit marchand Amerigo Vespucci, qui est probablement ruiné, décide de tenter sa chance en partant pour la Nouvelle Inde. En mai 1499, Alonso de Ojeda affrète une flotte sur l'ordre du cardinal Fonseca, et Amerigo Vespucci s'embarque avec lui.

À quel titre Alonso de Ojeda le prend-il à son bord, l'histoire ne le dit pas. Au contact quotidien des capitaines, des constructeurs et des fournisseurs, l'attaché commercial de l'armateur Beraldi a dû acquérir un certain nombre de compétences techniques. Il connaît les navires, de la quille à la pointe du mât, et ce Florentin cultivé, dont les facultés intellectuelles l'emportent de beaucoup sur celles de la plupart de ses compagnons de voyage, a mis le temps à profit pour se doter de quelque savoir-faire en matière de navigation. Il a appris à manier l'astrolabe, il s'est familiarisé avec les nouvelles méthodes de calcul des longitudes, il s'est intéressé à l'astronomie et s'est exercé à dessiner les cartes. On peut donc supposer qu'il prend part à l'expédition de Ojeda en tant que pilote ou astronome, et non comme simple négociant.

Quoi qu'il en soit, qu'Amerigo Vespucci ait participé à cette expédition en tant que simple marchand ou en tant que pilote, il revient expert en navigation de ces longs mois de voyages. Cet homme intelligent, curieux, observateur, habile cartographe et bon mathématicien, a forcément acquis des compétences pendant ces mois à bord, et elles lui valent une solide réputation dans les milieux de marins. Car c'est lui que le roi de Portugal charge d'accompagner en qualité de pilote, d'astronome ou de cartographe, la nouvelle expédition qu'il arme pour ces contrées du Brésil découvertes par Cabral et dont Vespucci a exploré le littoral septentrional lors de son voyage avec Ojeda. Cette invitation émanant d'un pays voisin qui ne manque ni de pilotes ni de marins de qualité est une preuve irréfutable de l'estime particulière dont jouit maintenant cet homme jusque-là inconnu.

Vespucci n'hésite pas longtemps. L'expédition Ojeda ne lui a rien rapporté. Après des mois éprouvants et périlleux, il est rentré à Séville aussi pauvre qu'il en était parti. Il n'a pas de position, pas de métier, pas d'affaire à lui, pas de biens ; aussi ne trahit-il nullement l'Espagne en acceptant la prestigieuse invitation portugaise.

Mais cette fois encore, il ne tire de son voyage ni honneur ni profit. Son nom n'est pas plus mentionné que celui du commandant de la flotte à propos de cette expédition.