L'unique tâche assignée à cette exploration était de descendre le plus au sud possible en longeant la vaste côte du Brésil pour trouver enfin ce passage tant de fois cherché vers les îles aux épices. On nourrit encore l'illusion fallacieuse que cette Terra de Santa Cruz sur laquelle a buté Cabral serait une île de dimension moyenne et qu'il suffirait de la contourner pour accéder aux Moluques, source de toutes les richesses, Eldorado des épices. Ce sera le mérite historique de l'expédition à laquelle se joint Vespucci que de rectifier cette erreur. Les Portugais longent ce littoral, ils passent le trentième degré de latitude, le quarantième, puis le cinquantième. Ce pays n'en finit pas. Ils ont quitté les zones torrides depuis longtemps, il fait de plus en plus froid, et ils sont finalement contraints d'abandonner tout espoir de contourner cet immense pays nouveau, cette gigantesque barrière fichée en travers de la route des Indes. Mais de ce voyage, assurément l'un des plus audacieux et des plus fantastiques de l'époque, et dont Vespucci dira non sans fierté qu'ils y ont pris la mesure du quatrième continent du globe, cet homme obscur rapporte une contribution inestimable à la science géographique : Vespucci apporte à l'Europe la nouvelle que ce pays découvert n'est ni l'Inde ni une île, mais un mundus novus, un nouveau continent, un Nouveau Monde.
L'expédition suivante, entreprise aussi pour le roi de Portugal n'atteint pas son but non plus. Il s'agit encore de trouver la route orientale des Indes – l'exploit qui, plus tard, échoit à Magellan. Cette fois, la flotte descend encore plus au sud, elle semble avoir dépassé de beaucoup le rio de la Plata, mais elle doit rebrousser chemin en raison des tempêtes. De nouveau, Vespucci, qui est déjà dans sa cinquante-quatrième année, débarque à Lisbonne sans sou ni maille, déçu, et – croit-il – totalement inconnu, comme tous ces hommes partis chercher fortune à la Nouvelle Inde et qui ne l'ont pas trouvée.
Pourtant, alors qu'il voguait sous d'autres cieux dans l'autre hémisphère, s'est produit un événement dont Vespucci ne pouvait avoir idée : lui, pauvre petit pilote anonyme, a révolutionné tous les cercles érudits d'Europe ! Après chaque voyage, il rapportait fidèlement ce qu'il avait vu dans ses lettres à son ancien patron et ami Laurent de Médicis. Il tenait en outre des journaux de bord qu'il a remis au roi de Portugal, documents tout à fait privés, destinés, comme ses lettres, à l'information politique et commerciale de ses employeurs. Jamais ne lui serait venue l'idée de se piquer d'érudition ou de littérature et de considérer ces missives privées comme des pièces littéraires ou savantes. Il dit expressément qu'il juge tout ce qu'il écrit di tanto mal sapore (« bien trop insipide ») pour se décider à le publier sous cette forme inachevée, et quand il évoque un projet de livre, c'est pour préciser aussitôt qu'il ne le rédigera qu'« avec l'aide d'hommes érudits ». Il attendra « d'avoir un moment de repos » (quando saró de reposo) pour tenter d'écrire – avec l'aide d'hommes érudits – un ouvrage sur ses voyages, susceptible de lui valoir « une petite notoriété » posthume (qualche fama). Et voici que, sans qu'il le sache ou qu'il le veuille – derrière son dos, si l'on peut dire –, pendant ses longs mois de navigation sur les mers étrangères, on l'a auréolé d'une réputation de grand écrivain et d'illustre géographe ! La lettre manuscrite qu'il avait écrite à Laurent de Médicis sur son troisième voyage a été traduite, sans doute fort librement, dans un latin de style savant sous le titre Mundus Novus et fait sensation dès sa parution. Dans toutes les villes, dans tous les ports, grâce à ces quatre feuilles volantes qui parcourent les pays, on sait désormais que ces terres récemment découvertes ne sont pas les Indes comme le supposait Colomb, mais un nouveau monde, et c'est Alberigus Vesputius qui, le premier, a proclamé cette fabuleuse vérité. Et pendant ce temps, l'homme qui passe dans l'Europe entière pour un érudit doublé d'un audacieux navigateur ignore tout de sa gloire et s'efforce tout bonnement de décrocher une position qui lui assurerait une vie modeste et paisible. Il a pris femme à un âge avancé et il est maintenant revenu des affaires, des aventures et des voyages. C'est à cinquante-sept ans qu'il voit enfin son vœu exaucé et obtient ce à quoi il a toujours aspiré : une existence bourgeoise en tant que pilote en chef de la Casa de Contratación, avec des émoluments de cinquante mille, puis de soixante-quinze mille maravédis. Dès lors, le nouveau Ptolémée est l'un de ces nombreux Sévillans qui jouissent de la considération due aux fonctionnaires du roi, ni plus ni moins.
Vespucci a-t-il appris dans les dernières années de sa vie l'étendue de cette gloire, que ces erreurs et ces méprises n'avaient cessé de tisser autour de son nom ? A-t-il jamais su qu'on voulait baptiser de son prénom cette nouvelle contrée d'outre-mer ? A-t-il lutté contre cet honneur injustifié, en a-t-il souri, ou bien s'est-il contenté de faire savoir discrètement à ses proches que ce qu'on lisait dans les livres prenait quelque liberté avec la réalité ? Une chose est sûre, cette formidable gloire qui enfle et se déverse tel un ouragan sur les montagnes, les mers, les pays, les langues, et touche déjà l'autre monde, le Nouveau, ne lui a pas apporté le moindre profit tangible. Vespucci reste aussi pauvre que le jour où il a débarqué en Espagne, si bien que, à sa mort, le 22 février 1512, sa veuve est contrainte de mendier dans des suppliques une misérable pension annuelle de dix mille maravédis. L'unique trésor qu'il lègue, ses journaux de voyages seuls à même de nous révéler la vérité, revient à un neveu négligeant, et ils seront perdus pour la postérité comme tant de récits du temps des Découvertes. Des efforts qui marquèrent cette vie modeste et obscure, il ne reste rien, sinon une gloire contestable qui ne lui revient pas vraiment.
Comme on le voit : cet homme qui a posé pendant quatre siècles une énigme très complexe a mené une existence qui l'est fort peu. Il faut nous résigner à ce constat : Vespucci fut un homme de moyenne envergure. Il ne fut pas le découvreur de l'Amérique, l'amplificator orbis terratum (l'explorateur « qui fit reculer les limites de notre monde »), mais il ne fut pas non plus le menteur ou l'escroc qu'on l'accusa d'être. Il ne fut pas un grand écrivain, mais il ne se figurait pas non plus en être un. Ni savant, ni philosophe, ni astronome, ni Copernic7 ni Tycho Brahé8 ! Peut-être même est-il hasardeux de le placer au rang des grands navigateurs et des explorateurs. Car jamais l'adversité ne lui donna l'occasion de faire preuve d'initiative réelle.
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