Contrairement à Colomb ou à Magellan, jamais aucune flotte ne lui fut confiée et ni son rang ni ses attributions ne l'habilitèrent à inventer, découvrir, ordonner ou commander. Toujours dans l'ombre d'autrui, il ne fut jamais qu'un second couteau. Si l'éclat de la gloire n'en est pas moins tombé sur lui, il ne le doit pas à un mérite particulier ou à de quelconques manigances, mais à la coïncidence, à l'erreur, au hasard, au malentendu. La gloire aurait aussi bien pu tomber sur un autre épistolier de son expédition ou sur le pilote du navire voisin. Mais on ne refait pas l'histoire, c'est lui qu'elle a élu, et ses décisions sont irrévocables, si erronées, si injustes soient-elles. Grâce à ces deux mots Mundus Novus – apposés à sa lettre par lui-même ou par un éditeur inconnu –, et par ces Quatre Voyages – entrepris ou non –, Vespucci a abordé les rivages de l'immortalité. Son nom restera gravé dans le grand livre des gloires humaines, et c'est peut-être le paradoxe suivant qui résume le mieux son apport à l'histoire de la connaissance du monde : Colomb a découvert l'Amérique mais ne l'a pas reconnue et Vespucci, qui ne l'a pas découverte, a reconnu en elle le continent nouveau. C'est bien ce mérite-là qui restera attaché à sa vie et à son nom. Car ce n'est jamais l'acte isolé qui est décisif, mais la conscience qu'on en a et l'effet qu'il produit. Celui qui le rapporte et l'explique est souvent plus important pour la postérité que celui qui l'a accompli, et dans l'imprévisible jeu des forces de l'histoire, une infime impulsion peut avoir des conséquences majeures. Attendre de l'histoire qu'elle soit juste, c'est trop lui demander : souvent, elle confère action d'éclat et immortalité aux hommes simples, aux hommes moyens, tandis qu'elle rejette dans l'anonymat les meilleurs, les plus intrépides et les plus sages.

Il n'empêche : l'Amérique n'a pas à rougir du nom dont on l'a baptisée. C'est celui d'un homme honnête et courageux qui, à l'âge de cinquante ans, se jeta par trois fois dans l'inconnu à bord d'un méchant rafiot sur un océan inexploré, l'un de ces « matelots anonymes » qui, par centaines, risquaient leur vie en courant l'aventure, exposés aux pires dangers. Et peut-être le nom d'un homme ordinaire, issu de la foule anonyme des braves, sied-il mieux à un pays démocratique que celui d'un roi ou d'un conquistador ; en tout cas, il convient mieux que celui d'« Inde occidentale », de « Nouvelle Angleterre », de « Nouvelle Espagne » ou de « Santa Cruz ». Ce n'est pas la volonté humaine qui fit passer le nom d'un mortel à la postérité, ce fut le destin, qui a toujours raison, même sous le couvert de la déraison. Devant sa volonté suprême nous ne pouvons que nous incliner. Et aujourd'hui, c'est ce mot-là qui nous vient spontanément à la bouche, le seul concevable, ce mot qu'un hasard aveugle ou malicieux a composé avec allégresse, ce mot sonore et coloré : « Amérique ».

Table

Stefan Zweig et le « parrain de l'Amérique »

Amerigo Récit d'une erreur historique

Amerigo

La situation historique

Pour trente-deux pages, l'immortalité

Un monde reçoit son nom

La grande querelle commence

Les documents s'en mêlent

Qui était Vespucci ?

 

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F l a m m a r i o n 

1. Voir La Controverse de Valladolid, de Jean-Claude Carrière (publiée dans la collection « Étonnants Classiques », Flammarion, 2006).

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2. Stefan Zweig, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, trad. Serge Niémetz, Belfond, 1993, p. 375.

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3. « Brief an Friderike vom 3. März 1941 » (« Lettre à Friderike du 3 mars 1941 »), in Stefan Zweig, Briefe 1932-1942, éd. Knut Beck et Jeffrey B. Berlin., Francfort-sur-le-Main, S. Fischer Verlag, 2005.

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4. Lettre à Franz et Alma Werfel, Petrópolis, 20 novembre 1941, ibid. Écrivain autrichien expressionniste connu, Franz Werfel était marié à Alma Mahler-Gropius, ex-épouse du compositeur Gustav Mahler puis de Walter Gropius, et figure éminente des milieux intellectuels et artistiques viennois de l'entre-deux-guerres. Werfel, qui était juif, dut émigrer en Amérique, où Alma l'accompagna.

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5. Voir Stefan Zweig, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, éd. cit, p. 47.

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6. Colline surplombant Salzbourg où était située la propriété des Zweig, devenue aujourd'hui le Centre Stefan Zweig, musée et lieu de rencontres littéraires.

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7. La traduction de cette lettre célèbre, adressée aux autorités brésiliennes, est citée dans : Stefan Zweig, Le Magazine littéraire, coll. « Nouveaux Regards, 2012, p. 209.

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8. Correspondance avec Germán Arciniegas, in G. Arciniegas, Le Chevalier d'Eldorado, trad. Georges Lomné, Éditions Espaces 34, 1995, p. 264-265. (Germán Arciniegas s'était lié d'amitié avec Stephan Zweig, qui l'avait aidé à se faire éditer à New York en 1939 ; de là vient que leur correspondance figure en annexe à la fin de l'ouvrage.)

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9. Amerigo.