Mais il n'y a plus de livres. Il faudrait voyager et voir des contrées étrangères. Mais il n'y a plus de routes. Tout cela est révolu. Ce n'était peut-être qu'un rêve.

Et puis aussi : à quoi bon se fatiguer ? À quoi bon rassembler ses dernières forces, puisque tout est fini ? L'an mil, c'est prédit, verra la fin du monde. Dieu l'a condamné car il a trop péché, les prêtres l'ont proclamé du haut de leurs chaires : le premier jour de l'an mil sera celui du Jugement dernier. Hagards, en haillons, les hommes affluent en d'immenses processions, des cierges allumés à la main, les paysans abandonnent leurs champs, les riches vendent et dilapident leurs biens. Car demain vont surgir sur leurs coursiers blêmes les chevaliers de l'Apocalypse ; le jour du Jugement approche. Et des milliers de personnes passent cette dernière nuit à genoux dans les églises, attendant d'être précipités dans les ténèbres éternelles.

1100. Le monde est toujours là. Une fois de plus, Dieu a fait preuve de clémence à l'égard de ses créatures. L'humanité peut continuer à vivre. Bien plus, elle le doit pour témoigner de la grandeur et de la grâce divines. Que Dieu soit remercié de sa clémence ! Que la reconnaissance des hommes s'élève vers le ciel comme des mains en prière ! Ainsi s'érigent les cathédrales, piliers de la prière, édifiées dans la pierre. L'homme doit manifester son amour du Christ, intercesseur de la clémence divine ! Peut-on tolérer plus longtemps que le lieu de sa Passion et le Saint Sépulcre demeurent aux mains impies des infidèles ? Debout, chevaliers d'Occident, debout, vous les croyants, marchez vers l'Orient ! N'avez-vous pas entendu l'appel ? « Dieu le veut ! » Quittez vos châteaux, vos villages et vos villes, en avant, en route pour la croisade sur terre et sur mer !

1200. Le Saint Sépulcre est conquis, puis reperdu. La croisade a été vaine, et pourtant non, pas entièrement. Ce voyage a réveillé l'Europe. Elle a senti sa force, mesuré son courage, elle a redécouvert combien ce monde créé par Dieu foisonne de choses nouvelles et diverses : sous d'autres cieux, il est d'autres fruits, d'autres étoffes, d'autres animaux, d'autres hommes, d'autres mœurs. En voyant en Orient à quel point la vie des Sarrasins était riche, raffinée et somptueuse, chevaliers, paysans et serfs ont compris, avec une surprise mêlée de honte, à quel point celle qu'ils menaient dans leur petit coin d'Occident était morne et étriquée. Ces païens, que de loin on méprise, possèdent des étoffes de soie indienne lisses, souples et fraîches, de moelleux tapis de Boukhara aux couleurs chatoyantes ; ils ont des épices, des herbes et des parfums qui stimulent et exaltent les sens. Leurs navires s'en vont dans de lointains pays dont ils ramènent des esclaves, des perles et des métaux précieux ; leurs caravanes s'étirent le long des routes en d'interminables périples. Ce ne sont pas les brutes mal dégrossies qu'on supposait, ils connaissent la Terre et ses secrets. Ils ont des cartes et des tablettes sur lesquelles tout est écrit et où tout est représenté. Ils ont des sages qui connaissent la course des étoiles et les lois qui la régissent. Ils ont conquis des pays et des mers, se sont emparés de toutes les richesses, de tous les négoces et de tous les plaisirs de l'existence, pourtant ils ne sont pas meilleurs guerriers que les chevaliers allemands et français.

Comment s'y sont-ils pris ? Ils ont étudié. Ils ont des écoles et, dans ces écoles, des écrits qui transmettent et expliquent tout.