Toute sa vie, toute son énergie sont tendues vers la réalisation de ce rêve, pasar a donde nascen las especerias14 : atteindre les îles indiennes, les Moluques, où abondent la cannelle, le poivre et le gingembre que les marchands italiens et flamands achètent tous les jours à prix d'or. En fermant aux « Rumis » (incroyants) l'accès à la mer Rouge qui est leur itinéraire naturel, les Ottomans ont raflé le monopole de ce négoce florissant. Ne serait-ce pas une entreprise lucrative et une sainte croisade de prendre à revers ces ennemis de l'Occident ? Ne pourrait-on contourner l'Afrique pour rejoindre les îles aux épices ? Les livres anciens rapportent l'aventure étonnante d'un bateau phénicien qui serait parti par la mer Rouge, il y a des siècles de cela, et aurait regagné Carthage à l'issue d'un périple de deux ans, en faisant le tour de l'Afrique. Ne pourrait-on répéter cette circumnavigation ?

Le prince Enrique rassemble autour de lui les savants de son temps. À l'extrême pointe du Portugal, là où les vagues écumantes de cette mer océane infinie battent les récifs du cap Sagres, il a fait édifier une demeure dans laquelle il collecte les cartes et les informations nautiques ; les uns après les autres, il y convie astronomes et pilotes. Les savants déclarent toute navigation au-delà de l'équateur absolument impossible. Ils se réfèrent aux sages de l'Antiquité, Aristote15, Strabon16, Ptolémée17. À l'approche des Tropiques, l'océan se figerait en une mer visqueuse, une mare pigrum, et les navires s'embraseraient sous l'ardeur des rayons verticaux du soleil. Personne ne saurait vivre en ces régions, il n'y pousse pas un arbre, pas un brin d'herbe ; en mer, les marins mourraient de soif, à terre, ils mourraient de faim.

Mais il est d'autres savants, juifs et arabes, qui démentent ces propos. La chose serait faisable. Ces fables seraient répandues par les marchands maures à seule fin de dissuader les chrétiens. Le grand géographe al-Idrîsî18 aurait établi depuis longtemps qu'il se trouve au sud un pays fertile, Bilad Ghana (la Guinée), d'où les Maures, traversant le désert avec leurs caravanes, rapportent leurs esclaves noirs. Il existerait des cartes, des cartes arabes, où figure cette route maritime qui contourne l'Afrique. On pourrait essayer de suivre le littoral, maintenant que de nouveaux instruments permettent de calculer la latitude et que l'aiguille aimantée rapportée de Chine indique la direction du pôle. On pourrait essayer, à condition de construire des bateaux plus gros qui tiennent mieux la mer19. Le prince Enrique en donne l'ordre. Et la grande aventure commence.

1450. La grande aventure a commencé et l'exploit portugais restera dans toutes les mémoires. En 1419, on découvre – ou plutôt redécouvre – Madère ; en 1435, on connaît enfin les îles Fortunées, ces insulæ fortunatæ20 des Anciens qu'on a cherchées si longtemps. Chaque année ou presque apporte une nouvelle avancée. On double le cap Vert ; en 1445 on atteint le Sénégal ; et voyez, partout, des palmiers, des fruits, des hommes ! Désormais les Temps nouveaux en savent plus que les sages de l'Antiquité, et Nuno Tristão21 triomphe au retour de son expédition : « sans vouloir désobliger sa Grâce Ptolémée », il a découvert des terres fertiles là où l'illustre Grec en excluait la possibilité. Pour la première fois en mille ans, un navigateur se permet de plaisanter le pape de la géographie ! Les nouveaux héros se surpassent mutuellement : Diogo Cão, Dinis Dias22, Ca'da Mosto23 et Nuno Tristão, tous plantent avec fierté sur un littoral vierge la pierre surmontée de la croix portugaise qui consacre leur prise de possession24. Sidéré, le monde suit la progression dans l'inconnu de ce petit peuple qui accomplit ce que nul n'avait accompli avant lui, le feito nunca feito.

1486. Victoire ! L'Afrique est contournée ! Barthélemy Diaz25 a doublé le cap Tormentoso, le cap de Bonne-Espérance. Là s'arrête la route vers le sud, ensuite il faut changer de cap, cingler vers l'est à travers l'océan en tirant profit des moussons favorables et en suivant l'itinéraire des cartes que les deux émissaires juifs ont rapportées au roi de Portugal après qu'il les eut dépêchés auprès du Prêtre Jean, le roi chrétien d'Abyssinie ; alors l'Inde n'est plus loin. Mais, épuisé, l'équipage de Barthélemy Diaz le frustre de l'exploit que réalisera Vasco de Gama26. C'est assez pour cette fois ! La route est trouvée. Nul ne pourra plus devancer le Portugal.

1492.