On avait admiré les trésors rapportés par Vasco de Gama des palais de Calicut, et entendu parler, non sans curiosité, des nombreuses îles découvertes par le grand amiral du roi d'Espagne qui les situait devant le littoral chinois et qui, lui aussi, prétendait farouchement avoir pénétré au royaume du Grand Khan décrit par Marco Polo. Il semblait ainsi qu'on eût fait le tour du monde et qu'on fût parvenu par deux routes différentes aux Indes inaccessibles depuis mille ans.

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Sur les manuscrits du IXe au XVe siècle, les représentations du globe distinguent cinq zones fondées sur l'habitabilité et le climat : la zone froide du Nord, « inhabitable » (Frigida septentrionalis inhabitabilis) ; la zone tempérée et habitée, qualifiée d'Europe (Temperata habitabilis) ; la zone torride inconnue et inhabitable (Perusta inhabitabilis) ; une autre zone tempérée, antipode de la première, mais « inconnue » (incognita) ; une zone froide australe inhabitable (Frigida australis inhabitabilis).

Et voilà qu'arrive cet autre navigateur, cet étrange Albericus, qui annonce une chose bien plus étonnante encore. La terre qu'il a touchée en cinglant vers l'ouest ne serait pas l'Inde, mais un pays inconnu, sis entre l'Asie et l'Europe, par conséquent, une partie du monde entièrement nouvelle. Vesputius écrit en toutes lettres que ces régions découvertes pour le roi de Portugal « peuvent légitimement être qualifiées de Nouveau Monde » (Novum Mundum appellare licet), et il étaye son point de vue de force détails convaincants : « Car aucun de nos Anciens n'avait connaissance des contrées que nous avons vues ni de ce qu'elles recèlent ; notre savoir dépasse de beaucoup le leur. La plupart d'entre eux croyaient qu'au sud de l'équateur ne se trouvait aucune terre, mais seulement une mer sans fin qu'ils nommaient Atlantique, et même ceux qui admettaient l'existence d'un continent à cet endroit le pensaient inhabitable, pour diverses raisons. Or, mon voyage a démontré que ce point de vue est erroné, qu'il contrevient même radicalement à la vérité, puisque j'ai trouvé, au sud de l'équateur, un continent dont maintes vallées sont plus peuplées d'hommes et d'animaux que l'Europe, l'Asie et l'Afrique, et dont le climat est plus agréable et plus clément que celui des autres parties du monde que nous connaissons. »

Ces propos brefs mais résolus firent du Mundus Novus un document mémorable dans l'histoire de l'humanité ; ils constituent la première déclaration d'indépendance de l'Amérique – deux cent soixante-dix ans avant la proclamation historique. Empêtré jusqu'à sa dernière heure dans son illusion d'avoir touché l'Inde en foulant les terres de Guanahani5 et de Cuba, Colomb, dans son aveuglement, aura finalement rétréci l'univers de ses contemporains. En affirmant qu'il ne s'agissait pas de l'Inde mais d'un nouveau monde, Vespucci lui donne enfin sa nouvelle dimension – toujours actuelle. Il déchire le voile qui troublait la vision du grand explorateur et l'empêchait de voir son propre exploit et, s'il est loin de soupçonner l'envergure que prendra ce nouveau continent, il n'en a pas moins compris que sa partie méridionale constitue une terre autonome. C'est en cela qu'il parachève véritablement la découverte de l'Amérique, car toute découverte, toute invention, vaut moins par celui qui la fait que par celui qui en reconnaît le sens et la portée. Et si c'est bien à Colomb que revient le mérite de l'exploit, c'est à Vespucci qu'échoit, avec ces quelques propos, le mérite historique d'en avoir compris la signification. Seul capable d'interpréter le rêve, il a rendu manifeste ce que son prédécesseur avait trouvé en somnambule.

La surprise que génère l'affirmation de cet obscur Vesputius est immense et joyeuse ; elle touche le cœur même de la sensibilité de l'époque et la marque beaucoup plus que la découverte de Colomb. Tout compte fait, cette nouvelle route maritime des Indes qui reliait l'Espagne aux contrées jadis décrites par Marco Polo n'avait ému qu'un cercle restreint de personnes directement concernées : les marchands, les négociants d'Anvers, d'Augsbourg et de Venise, qui calculaient déjà fiévreusement par quel itinéraire – celui de Vasco de Gama, par l'est, ou de Christophe Colomb, par l'ouest – ils allaient acheminer à moindre frais le poivre, la cannelle et autres épices. En revanche, la découverte d'une nouvelle partie du monde au beau milieu de l'Océan exerce, elle, un pouvoir irrésistible sur l'imagination du public. Vespucci aurait-il trouvé l'Atlantide légendaire des Anciens ? Ou bien seraient-ce « Les îles bénies des dieux », les Alcyoniques ? L'idée que la Terre est encore plus vaste, encore plus surprenante que le supposaient les Anciens flatte vivement l'orgueil des contemporains : c'est à leur génération que revient le privilège d'en sonder les derniers mystères ! On comprend donc l'impatience qui tenaille géographes, cosmographes, imprimeurs et savants de tous poils, sans oublier la foule immense des lecteurs ! Tous attendent que cet Albericus inconnu tienne sa promesse et en dise davantage sur ses recherches et sur ses voyages qui, pour la première fois, instruisent l'humanité sur la dimension réelle du globe terrestre !

 

Les curieux n'attendront pas très longtemps. Deux ou trois années plus tard, paraît chez un éditeur florentin qui se garde bien de dévoiler son nom – nous en verrons plus loin les raisons – un mince cahier de seize pages en langue italienne. Il s'intitule : Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuovamente trovate in quattro suoi viaggi (Lettre d'Amerigo Vespucci sur les îles découvertes au cours de ses quatre voyages). L'opuscule est daté en fin de texte : Data in Lisbona a di 4 septembre 1504. Servitore Amerigo Vespucci in Lisbona. 

Dès le titre, on en apprend un peu plus sur cet homme mystérieux. D'abord qu'il se prénomme Amerigo et non Alberico, ensuite qu'il se nomme Vespucci et non Vesputius. L'introduction, qui s'adresse à un grand seigneur, révèle ensuite d'autres éléments de sa biographie. Vespucci explique qu'il est né à Florence et qu'il s'est rendu en Espagne « pour y commercer » (per tractate mercantie). Les quatre années pendant lesquelles il s'est adonné au négoce lui ont enseigné l'inconstance de la fortune, « qui distribuant inégalement ses biens éphémères et fugaces, un jour, porte l'homme aux nues pour mieux, demain, le précipiter dans l'abîme et le dépouiller de tous ses biens qu'elle lui aura donc, en quelque sorte, seulement prêtés ». De plus, ayant observé combien cette chasse au profit est lourde de désagréments et d'incertitudes, Vespucci a décidé de renoncer au commerce et s'est assigné un but plus élevé et plus honorable : découvrir une partie du monde et ses merveilles (mi disposi d'andare a vedere parte del mondo e le sue maraviglie). L'occasion s'en présente quand le roi de Castille affrète quatre navires pour explorer de nouvelles terres à l'ouest et l'autorise à se joindre à cette flotte pour prêter son concours à cette expédition (per aiutare a discoprire). Outre ce premier voyage, Vespucci en relate trois autres (dont celui qui a été dépeint dans Mundus Novus) ; il dit avoir entrepris – ici, la chronologie n'est pas sans intérêt :

— le premier, du 10 mai 1497 au 15 octobre 1498, sous pavillon espagnol ;

— le deuxième, toujours pour le roi de Castille, du 16 mai 1499 au 8 septembre 1500 ;

— le troisième (Mundus Novus), sous la bannière portugaise, du 10 mai 1501 au 15 octobre 1502 ;

— le quatrième, du 10 mai 1503 au 18 juin 1504, également pour les Portugais.

Avec ces quatre voyages, l'obscur négociant prend place dans la lignée des grands navigateurs et découvreurs de son temps.

À qui est destinée cette Lettera, ce compte rendu des quatre voyages ? La première édition ne le mentionne pas, mais les suivantes nous apprennent que ce courrier s'adresse au gonfalonier Pietro Soderini, gouverneur de Florence6, ce qui n'est toujours pas attesté au jour d'aujourd'hui – les zones d'ombre ne vont pas tarder à se dessiner quant à la production littéraire de Vespucci. Mais, à l'exception des fioritures polies du préambule, la forme du récit est tout aussi alerte que celle du Mundus Novus. En outre, Vespucci fournit de nouveaux détails sur l'« existence épicurienne » que mènent ces peuples jusque-là ignorés, il dépeint force combats, naufrages et épisodes dramatiques truffés de cannibales et de serpents géants, et il enrichit l'histoire culturelle de nombre d'animaux et d'objets inconnus, tel le hammock (« hamac »). Géographes, astronomes et marchands trouvent là de précieuses informations, les lettrés une foule de thèses à discuter et à diffuser, et le grand public de quoi assouvir largement sa curiosité.