Ensuite il semblait être passé par une période qui était un blanc complet dans sa mémoire, en tout cas pour ce qui est des faits. Ce qui est probable, c’est qu’il avait dû avoir abominablement le mal de mer et être abominablement malheureux – cet aventurier sensible et passionné, emporté ainsi loin de son monde connu et ressentant amèrement sa solitude absolue alors qu’il était allongé sur sa couchette d’émigrant ; car il était d’une nature extrêmement sensible. Tout ce que nous savons ensuite de lui avec certitude, c’est qu’il s’était caché dans la porcherie de Hammond, près de la route de Norton, à dix kilomètres de la mer à vol d’oiseau. Il était réticent à parler de ces épreuves : elles semblaient avoir marqué son âme au fer rouge et y avoir laissé une ombre de stupeur et d’indignation. Les rumeurs qui se répandirent parmi les fermes pendant plusieurs jours après son arrivée nous apprirent que les pêcheurs de West Colebrook avaient été troublés et alarmés par des coups violents frappés contre des maisons en planches et par une voix stridente qui criait des mots inconnus dans la nuit. Plusieurs sortirent même, mais il avait probablement fui, ayant soudain pris peur en les entendant échanger des appels dans l’obscurité de leurs voix rudes et furieuses. Dans son espèce de fièvre, il avait dû réussir à monter la pente raide de la colline de Norton. C’est certainement lui que le voiturier de Brenzett avait vu le matin suivant allongé (inconscient, j’imagine) dans l’herbe, au bord de la route : il descendit même de voiture pour le voir de plus près, mais recula, intimidé par son immobilité absolue et par quelque chose d’étrange dans l’apparence de ce vagabond qui dormait, aussi inerte sous les averses. Un peu plus tard dans la journée, quelques enfants arrivèrent en courant à l’école de Norton, dans une telle frayeur que la maîtresse d’école sortit et parla d’une voix indignée à un “homme d’horrible apparence” sur la route. Il recula de quelques pas, baissant la tête, puis s’enfuit soudain à toutes jambes avec une agilité extraordinaire. Le conducteur de la voiture de livraison de lait de M. Bradley ne cacha pas qu’il avait cinglé de son fouet une sorte de bohémien chevelu qui avait soudain surgi à un tournant de la route près des Vents et avait saisi la bride du cheval. Et il lui avait donné un bon coup, en plein visage, disait-il, qui l’avait fait retomber dans la boue diablement plus vite qu’il n’en était sorti ; mais il lui fallut presque un kilomètre pour arriver à arrêter le cheval. Peut-être que, dans ses efforts désespérés pour trouver de l’aide et ayant besoin de communiquer avec quelqu’un, le pauvre diable avait tenté d’arrêter la voiture. Et aussi trois jeunes garçons avouèrent ensuite avoir jeté des pierres sur un drôle de vagabond, qui vadrouillait tout mouillé et couvert de boue, et, apparemment, complètement ivre, dans l’étroit chemin creux, près des fours à chaux. Tout cela alimenta la conversation de trois villages pendant des jours ; mais nous avons le témoignage irrécusable de Mme Finn (l’épouse du voiturier de Smith) disant qu’elle le vit enjamber le mur bas de la porcherie de Hammond et marcher droit vers elle d’un pas titubant, baragouinant d’une voix à vous faire mourir de peur. Ayant avec elle le bébé dans sa voiture, Mme Finn lui cria de partir, et comme il continuait à s’approcher, elle lui donna courageusement un coup de parapluie sur la tête et, sans se retourner une seule fois, elle courut à toute allure avec la voiture d’enfant jusqu’à la première maison du village. Elle s’arrêta alors, hors d’haleine, et s’adressa au vieux Lewis, qui tapait à coups de maillet sur un tas de pierres ; et le vieux bonhomme, enlevant ses énormes lunettes noires protectrices de métal, se redressa sur ses jambes chancelantes pour regarder dans la direction qu’elle lui indiquait. Ensemble, ils suivirent du regard la silhouette de l’homme qui courait dans un champ ; ils le virent tomber, se redresser, puis se remettre à courir en titubant et en agitant ses grands bras au-dessus de sa tête en direction de la ferme de New Barns. À partir de ce moment, il est clairement pris au piège de son obscure et poignante destinée. Il n’y a aucun doute ensuite sur ce qui lui est arrivé. Tout est maintenant certain : l’intense terreur de Mme Smith ; l’inébranlable conviction d’Amy Forster, et cela malgré la crise de nerfs de l’autre femme, que cet homme “ne voulait pas de mal” ; l’exaspération de Smith (à son retour du marché de Darnford) en découvrant le chien qui aboyait frénétiquement, la porte de derrière fermée à clé, sa femme en pleine hystérie ; et tout cela pour un malheureux vagabond crasseux dont on supposait qu’il était encore maintenant caché dans la grange à foin. Vraiment ? Il allait lui apprendre à faire peur aux femmes.
« Smith est bien connu pour son caractère emporté, mais à la vue d’une créature indéfinissable, couverte de boue, assise les jambes croisées au milieu de restes de paille et se balançant comme un ours en cage, il marqua un temps d’arrêt. Puis le vagabond se leva sans dire un mot devant lui, masse de boue et de crasse de la tête aux pieds. Smith, seul au milieu de ses meules avec cette apparition, dans le crépuscule d’orage où retentissaient les aboiements furieux du chien, sentit en lui la peur devant cette inexplicable étrangeté. Mais lorsque cette créature, écartant de ses mains noires les longues mèches emmêlées qui pendaient sur son visage comme on écarte les deux pans d’un rideau, le regarda de ses yeux noir et blanc, brillants et sauvages, l’étrangeté de cette rencontre silencieuse le stupéfia véritablement. Il a reconnu depuis (car cette histoire est ici un sujet de conversation notoire depuis des années) qu’il recula de plusieurs pas. Puis une soudaine salve de paroles rapides et incohérentes le persuada aussitôt qu’il avait affaire à un fou évadé. En fait, cette impression ne s’effaça jamais complètement. Aujourd’hui encore, Smith n’a pas abandonné sa conviction que cet homme était profondément fou.
« Alors que la créature s’approchait de lui, baragouinant de la façon la plus inquiétante, Smith (ignorant qu’on s’adressait à lui en l’appelant “seigneur miséricordieux” et qu’on l’adjurait au nom de Dieu d’accorder nourriture et abri) continua à lui parler fermement, mais avec douceur, tout en reculant jusque dans l’autre cour. Enfin, saisissant le moment propice, il se précipita brusquement sur lui, l’envoya basculer tête la première dans le hangar à bois et poussa immédiatement le verrou.
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