Avec sa voix chantante qui vole au-dessus des champs comme une alouette, sa démarche dansante, son agilité corporelle, Yanko semble paradoxalement le détenteur de cette fertilité qui manque tant dans le paysage. Il est à plusieurs reprises associé à la végétation, bêchant dans le potager et ayant pour seuls amis trois pins sylvestres qui sont ses confidents. Mais, contrairement à ce qui se passe dans le mythe du Graal11, le jeune chevalier ne parviendra pas à rétablir la fertilité dans le paysage maudit et en subira lui aussi les effets délétères. Alors que l’arrivée de la pluie bienfaisante signale, à la fin du Waste Land, le retour de la fertilité, Yanko meurt privé de cette eau qu’il réclame vainement pendant sa fièvre.
Cette présence de l’inhumain au cœur même de l’humain, qui est au centre de toute l’œuvre de Conrad, transparaît également dans la différence radicale de nature entre paysage terrestre et paysage marin. Dès les premières pages de la nouvelle, l’espace qui entoure le village de Brenzett est décrit avec une précision architecturale et picturale très flaubertienne, sensible aux orientations du sol, aux variations de couleurs, aux effets de perspective et de distance, à la géométrie des lignes, aux contrastes entre territoires et entre éléments, conforme en cela au programme que s’était assigné Conrad dans sa fameuse préface au Nègre du « Narcisse » sur l’art du romancier : « Il [l’art de la fiction] doit résolument aspirer à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, au pouvoir magique de suggestion de la musique. » Dès le premier paragraphe de la nouvelle, le village se détache comme sur un tableau : « la masse sombre du village de Brenzett se détachant sur l’eau, un clocher dans un bouquet d’arbres ; et bien au-delà la colonne perpendiculaire d’un phare, qui au loin n’a pas l’air plus gros qu’un crayon, marque le point de fuite de la terre ferme. » De même, l’arrivée à la ferme de New Barns est mise en place selon tout un jeu subtil de perspectives qui là aussi évoque la plasticité d’un espace pictural : « Si vous montez le long de cette route, vous débouchez sur une large vallée peu profonde, et dans un vaste creux de verdure, des prés et des haies se fondent en une perspective de teintes violettes et de lignes fuyantes qui ferment la vue. » Il s’agit d’un pays dont la configuration spatiale même est profondément humanisée, modelée par des siècles de présence humaine et en portant la marque dans son architecture même.
Au contraire, la surface de la mer, espace dangereux, déstabilise tout ordonnancement spatial et en brouille les lignes, semblant effacer aussitôt tout ce qui vient s’inscrire sur sa surface lisse en miroir : « La légère brume de fumée montant d’un vapeur invisible s’effaçait sur la grande clarté de l’horizon comme la buée d’une haleine sur un miroir. » Cette « splendeur froide » de l’immense surface lisse de la mer sous la lune a quelque chose d’inhumain, et peut-être surtout d’ininterprétable : une fois le naufrage accompli, la surface de la mer a retrouvé son apparence lisse : « à l’aube on ne voyait même pas un bout d’espar à la surface de l’eau. » Cette présence à la fois violente et insaisissable de la mer dans la nouvelle a parfois fait évoquer Les Travailleurs de la mer (1866) de Victor Hugo, roman que le père de Conrad avait traduit. La mer est d’ailleurs la seule chose qui effraie Yanko : ses yeux « ne semblaient faiblir et perdre leur étonnant pouvoir que devant l’immensité de la mer », et là encore, c’est dans la végétation qu’il trouve une protection, enfouissant son visage dans l’herbe pour échapper à « l’immense miroitement de la mer ». À la fin de la nouvelle, la véritable extinction que subit Yanko dans l’esprit d’Amy semble évoquer le même effacement que celui qui hante la surface lisse de la mer : « son souvenir semble avoir disparu de l’esprit borné de la jeune femme comme une ombre s’efface sur un écran blanc. » Tout se passe comme si Yanko avait été finalement victime d’une noyade encore plus radicale que celle à laquelle il a échappé dans l’élément marin. Cet absolu du malheur transparaît dans les deux derniers mots de la nouvelle, « solitude et désespoir », mais il est amplifié par l’annonce d’un « désastre suprême », qui fait de cette destinée individuelle l’écho d’un immense échec et annonce d’autres désastres se profilant au tournant du siècle.
André Topia
1. Gail Fraser a ainsi montré que Conrad a soigneusement révisé son manuscrit pour en éliminer les éléments trop directement biographiques (« Conrad’s Revisions to “Amy Foster” », Conradiana, 20 [1988], 181-193).
2. Voir le témoignage de Jessie Conrad dans Joseph Conrad and his Circle, Norwich : Jarrolds, 1935, 140-147.
3. Une machination analogue apparaît dans la magnifique nouvelle de Leonardo Sciascia, « Le long voyage » (La mer couleur de vin, Paris : Denoël, 1977), où un groupe d’émigrants siciliens sont embarqués, prétendument pour l’Amérique, et sont débarqués, après onze jours de voyage, sur une côte inconnue où ils croient d’abord découvrir l’Amérique, pour finalement s’apercevoir qu’ils sont revenus en Sicile.
4. Ferdinand Tönnies (1855-1936), Gemeinschaft und Gesellschaft (1887) [Communauté et société, trad. Joseph Leif, Paris : PUF, 2010].
5. On retrouverait, quelques années plus tard, chez D. H. Lawrence, autre grand post-romantique, un conflit analogue, avec la grande opposition entre organic principle et mechanical principle.
6. Les Yahoos sont les êtres humains à l’animalité repoussante dans la quatrième partie des Voyages de Gulliver (1726) de Swift. Par extension le mot a pris le sens de « rustre » et « sauvage ».
7. Voir sur ce point Yves Hervouet, The French Face of Joseph Conrad, Cambridge : Cambridge University Press, 1990.
8. Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, Paris : PUF, 1982, 2012, 178.
9. Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century, Londres : Chatto & Windus, 1980, 176.
10. T. S. Eliot, The Waste Land (1922).
11. On rappellera que T. S. Eliot, l’auteur de The Waste Land, admirait beaucoup Conrad et avait placé une citation de « Cœur de ténèbres » en épigraphe à son poème The Hollow Men (1925).
Repères bibliographiques
Plusieurs traductions de « Amy Foster » existent déjà : par Jean-Jacques Mayoux (Paris : Aubier, 1980 ; Paris : Flammarion, GF, 1993), par Guy Jean-Aubry, révisée par Philippe Jaudel (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1985), par Odette Lamolle (Paris : Autrement, 1998).
Sur la nouvelle, on lira avec profit les introductions de Jean-Jacques Mayoux dans les éditions citées plus haut, l’introduction générale de Sylvère Monod sur Conrad dans le tome II de la Pléiade, ainsi que la présentation et les notes de Philippe Jaudel, et également la postface de Sylvère Monod dans l’édition Autrement.
On pourra également consulter, traduites en français, les biographies de Conrad par Frederick R. Karl, Joseph Conrad : Trois vies (Paris : Fayard, 1987) et Zdzislaw Najder, Joseph Conrad (Paris : Critérion, 1992).
La bibliographie critique sur Conrad est immense et ne cesse d’augmenter. Pour une approche générale de l’œuvre de Conrad, on pourra lire un ouvrage de références présenté sous forme alphabétique : Owen Knowles et Gene M. Moore, eds., Oxford Reader’s Companion to Conrad (Oxford : Oxford University Press, 2000), qui est une mine de renseignements sur le contexte biographique, historique, social, géographique de l’œuvre. Parmi les ouvrages en français, on recommandera celui de Joseph Berthoud, Joseph Conrad : au cœur de l’œuvre (Paris : Critérion, 1992), ainsi que les essais plus généraux de Jean-Jacques Mayoux, Vivants piliers : le roman anglo-saxon et les symboles (Paris : Julliard, 1960), et Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures (Paris : PUF, 1982, 2012).
Amy Foster
Kennedy est médecin de campagne et vit à Colebrook, sur la côte d’Eastbay. La pente abrupte qui monte derrière les toits rouges de la petite ville force la pittoresque Grand-Rue à se serrer contre la digue qui la protège de la mer. Au-delà de la digue, la vaste courbe régulière de la plage, espace vide couvert de galets, s’étire sur des kilomètres, la masse sombre du village de Brenzett se détachant sur l’eau, un clocher dans un bouquet d’arbres ; et bien au-delà, la colonne perpendiculaire d’un phare, qui au loin n’a pas l’air plus gros qu’un crayon, marque le point de fuite de la terre ferme. Derrière Brenzett, la campagne est basse et plate ; mais la baie est assez bien abritée de la mer et de temps en temps quelque gros navire, retenu par les vents ou pour échapper au mauvais temps, utilise le mouillage qui se trouve à un peu plus de deux kilomètres plein nord de la porte de derrière de l’auberge du Ship de Brenzett. Non loin de là, un moulin à vent délabré, qui fait tourner ses ailes disloquées sur une butte à peine plus haute qu’un tas d’ordures, et une tour Martello1 tapie au bord de l’eau à un peu moins d’un kilomètre au sud des maisons des gardes-côtes, sont un spectacle familier pour les patrons de petites embarcations. Ce sont les points de repère officiels pour la zone de fonds marins navigables représentée sur les cartes de l’Amirauté par des pointillés en ovale irrégulier renfermant plusieurs fois le chiffre six, avec une petite ancre gravée au milieu et partout la légende « vase et coquillages ».
Le sommet du plateau domine le clocher carré de l’église de Colebrook. Le terrain descend en une pente verdoyante où la route dessine une boucle blanche. Si vous montez le long de cette route, vous débouchez sur une large vallée peu profonde, et dans un vaste creux de verdure, des prés et des haies se fondent en une perspective de teintes violettes et de lignes fuyantes qui ferment la vue.
C’est dans cette vallée, qui descend jusqu’à Brenzett et Colebrook et monte jusqu’à Darnford, le bourg situé à environ vingt kilomètres, que se trouve la clientèle de mon ami Kennedy. Il avait commencé sa carrière comme médecin dans la marine, et ensuite avait accompagné un célèbre voyageur, à l’époque où il y avait des continents dont l’intérieur était inexploré. Ses articles sur la faune et la flore le firent connaître des sociétés scientifiques. Désormais, il était devenu médecin de campagne – par choix. J’imagine que la puissance et l’acuité de son esprit, agissant comme un fluide corrosif, avaient détruit son ambition. Son intelligence est de nature scientifique, accoutumée à la recherche, et montrant une curiosité inextinguible, convaincue qu’il existe dans tout mystère une parcelle de vérité générale.
Il y a maintenant bien des années, alors que je venais de rentrer de l’étranger, il m’invita à venir passer quelque temps chez lui. J’acceptai volontiers, et comme il ne pouvait négliger ses patients afin de me tenir compagnie, il m’emmena lors de ses visites – parfois une cinquantaine de kilomètres en un après-midi. Je l’attendais sur la route ; le cheval grignotait les feuilles des branches et moi, assis tout en haut du dog-cart, j’entendais le rire de Kennedy à travers la porte entrouverte de quelque maison.
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