Il avait un gros rire chaleureux qui aurait pu être celui d’un homme deux fois plus grand que lui, des façons vives, un visage bronzé, et deux yeux gris profondément attentifs. Il avait un don pour faire parler les gens librement et une patience inépuisable pour écouter leurs histoires.
Un jour, comme nous quittions au trot un gros village et nous engagions dans une portion de route ombragée, je vis sur la gauche une petite maison basse, noire, avec des vitres en losanges aux fenêtres, une plante grimpante sur le mur de derrière, un toit de bardeaux, et quelques roses poussant sur le treillage branlant du minuscule portillon. Kennedy mit le cheval au pas. Une femme, éclairée par le soleil, était en train d’étendre une couverture ruisselante sur un fil tendu entre deux vieux pommiers. Et, alors que l’alezan à la queue écourtée et à la longue encolure essayait de résister à la pression de sa main gauche gantée de cuir, le docteur lança à voix haute par-dessus la haie : « Comment va votre enfant, Amy ? »
J’eus le temps de voir son visage terne, rouge, non pas comme envahi par une rougeur, mais comme si l’on avait vigoureusement giflé ses joues plates, et d’apercevoir la silhouette ramassée, les cheveux bruns, clairsemés et poussiéreux, tirés sur la nuque en un nœud serré. Elle avait l’air assez jeune. Sa voix, parfois entrecoupée, était basse et timide.
« Il va bien, merci. »
Nous repartîmes au trot. « Une de vos jeunes patientes », dis-je ; et le docteur, donnant un petit coup de fouet à l’alezan d’un air absent, murmura : « Son mari était un de mes patients. »
« Elle a l’air d’une créature terne », remarquai-je d’un ton détaché.
« Exactement », dit Kennedy. « Elle est très passive. Il suffit de regarder ces mains rouges qui pendent au bout de ces bras courts, ces yeux bruns lents et globuleux, pour saisir l’inertie de son esprit – une inertie dont on aurait pu penser
qu’elle la mettrait éternellement à l’abri des surprises de l’imagination. Et pourtant qui de nous est à l’abri ? En tout cas, telle que vous la voyez, elle eut assez d’imagination pour tomber amoureuse. C’est la fille d’un certain Isaac Foster, qui a chuté de l’état de petit fermier à celui de berger ; le début de ses malheurs à lui date de son mariage clandestin avec la cuisinière de son père veuf – un éleveur prospère au tempérament colérique, qui raya rageusement son nom de son testament et qu’on avait entendu lancer contre lui des menaces de mort. Mais l’origine de cette vieille histoire, suffisamment scandaleuse pour servir de thème à une tragédie grecque, fut la similitude de leurs caractères. Il existe d’autres tragédies, moins scandaleuses et d’une complexité plus poignante, qui naissent de différences irréconciliables et de cette peur de l’Incompréhensible pesant au-dessus de toutes nos têtes – au-dessus de toutes nos têtes… »
L’alezan, fatigué, se mit au pas ; et le disque du soleil, entièrement rouge dans un ciel sans tache, toucha de son reflet familier le sommet lisse de pentes labourées, près de la route, comme je l’avais vu toucher d’innombrables fois l’horizon lointain sur la mer. Le brun uniforme du champ où avait passé la herse luisait d’un reflet rose, comme si les mottes poudreuses avaient laissé suinter en minuscules perles de sang le labeur d’innombrables laboureurs. Sortant d’un boqueteau, une charrette à deux chevaux roulait doucement sur la crête. Profilée sur le ciel au-dessus de nos têtes, elle se découpait sur le soleil rouge, immense et triomphante, énorme, comme un char de géants tiré par deux coursiers au pas lent de proportions légendaires. Et la silhouette gauche de l’homme qui marchait d’un pas lourd, conduisant le cheval de tête, se projetait sur l’Infini avec une étrangeté héroïque. Le bout de son fouet de charretier vibra dans le bleu du ciel. Kennedy discourait.
« C’est l’aînée d’une famille nombreuse. À l’âge de quinze ans, ils la placèrent comme domestique à la ferme de New Barns. Je soignais Mme Smith, l’épouse du fermier, et c’est là que je vis cette jeune fille pour la première fois. Mme Smith, personne distinguée au nez pointu, lui faisait mettre une robe noire chaque après-midi. Je ne sais même pas pourquoi je la remarquai. Il y a des visages qui attirent votre attention par quelque chose de curieusement indéfini dans tout leur aspect, comme lorsque, marchant dans la brume, vous scrutez attentivement une forme vague qui finalement n’est peut-être rien de plus curieux ni de plus étrange qu’un poteau indicateur. La seule particularité que je perçus chez elle était une légère hésitation dans son élocution, comme un début de bégaiement qui disparaît dès le premier mot. Lorsqu’on lui parlait avec brusquerie, elle avait tendance à perdre immédiatement ses moyens ; mais elle avait très bon cœur. On ne l’avait jamais entendue exprimer la moindre aversion pour un seul être humain, et elle était attachée à toutes les créatures vivantes. Elle était dévouée à Mme Smith, à M. Smith, à leurs chiens, leurs chats, leurs canaris ; quant au perroquet gris de Mme Smith, ses bizarreries exerçaient sur elle une véritable fascination. Néanmoins, lorsque cet oiseau exotique, attaqué par le chat, se mit à pousser des cris pour demander de l’aide avec des accents humains, elle s’enfuit dans la cour en se bouchant les oreilles et ne fit rien pour empêcher le crime.
1 comment