Pour Mme Smith, c’était une preuve de plus de sa stupidité ; d’un autre côté, son manque de charme, lorsqu’on connaissait la nature frivole de Smith, la recommandait tout à fait. Ses yeux myopes se gonflaient de larmes lorsqu’elle s’attendrissait devant une pauvre souris prise au piège et des gamins l’avaient vue un jour à genoux dans l’herbe mouillée en train d’aider un crapaud en difficulté. S’il est vrai, comme l’a dit un de ces penseurs allemands2, que sans phosphore il n’y a pas de pensée, il est encore plus vrai qu’il n’y a aucune bonté sans quelque imagination. Elle en avait un peu. Elle en avait même davantage qu’il n’est nécessaire pour comprendre la souffrance et ressentir la pitié. Elle tomba amoureuse dans des circonstances qui ne laissent aucun doute là-dessus ; car il faut de l’imagination pour simplement se faire une idée de la beauté, et encore plus pour découvrir son idéal sous une forme inhabituelle.

« Comment lui vint cette disposition, qu’est-ce qui l’alimenta, c’est là un mystère impénétrable. Elle naquit dans ce village et n’était jamais allée plus loin que Colebrook ou peut-être Darnford. Elle vécut pendant quatre ans chez les Smith. New Barns est une ferme isolée, à un kilomètre et demi de la route, et elle se contentait de regarder jour après jour les mêmes champs, les mêmes vallons, les mêmes collines ; les arbres et les haies ; les visages des quatre hommes qui vivaient à la ferme, toujours les mêmes – jour après jour, mois après mois, année après année. Elle ne manifestait jamais le désir de causer avec quiconque, et, à ce qu’il me semblait, elle ne savait pas sourire. Parfois, par un beau dimanche après-midi, elle mettait sa plus belle robe, une paire de solides chaussures, un grand chapeau gris orné d’une plume noire (je l’ai vue de mes yeux dans ces atours), prenait une ombrelle ridiculement légère, franchissait deux échaliers, traversait péniblement trois champs et suivait la route pendant deux cents mètres – jamais plus loin. Là se trouvait la petite maison de Foster. Elle aidait sa mère à donner leur goûter aux plus jeunes des enfants, lavait les tasses, embrassait les petits, et rentrait à la ferme. C’était tout. C’était là tout son repos, toute sa diversion, toute sa détente. Elle ne semblait jamais souhaiter autre chose. Puis elle tomba amoureuse. Elle tomba amoureuse silencieusement, obstinément – peut-être désespérément. Cela vint lentement, mais lorsque cela arriva, cela agit comme un puissant sortilège ; c’était l’amour comme l’entendaient les Anciens : une impulsion irrésistible et fatale – une possession ! Oui, elle était destinée à être hantée et possédée par un visage, par une présence, fatalement, comme si elle avait été une adoratrice païenne de la beauté sous un ciel radieux – pour être finalement réveillée de ce mystérieux oubli de soi, de cet enchantement, de ce transport, par un effroi ressemblant à l’inexplicable terreur d’une créature animale… »

Le soleil, bas au-dessus de l’horizon à l’ouest, donnait à l’étendue des prairies, encadrée par la contrescarpe de la pente, une sombre splendeur. Un sentiment pénétrant de tristesse, comme celui qu’inspire une musique grave, se dégageait du silence qui régnait sur les champs. Les hommes que nous croisions marchaient d’un pas lent, sans sourire, les yeux baissés, comme si la mélancolie d’une terre accablée par un fardeau pesait sur leurs pieds, courbait leurs épaules, oppressait leur regard.

« Oui », dit le docteur en réponse à une de mes remarques, « on pourrait penser que cette terre est en proie à une malédiction, car ceux de ses enfants qui demeurent le plus près d’elle ont un corps grossier et une démarche de plomb, comme si leur cœur même était chargé de chaînes. Mais ici, sur cette même route, vous auriez pu voir parmi ces hommes lourds un être agile, souple, aux membres élancés, droit comme un pin, avec dans son apparence quelque chose qui s’élançait vers les hauteurs, comme si en lui son cœur avait été léger. Peut-être n’était-ce que l’effet du contraste, mais lorsqu’il passait près d’un des habitants de ce village, j’avais l’impression que ses pieds mêmes ne touchaient pas la poussière de la route. Il sautait par-dessus les échaliers, parcourait ces pentes d’un long pas élastique qu’on reconnaissait de très loin, et avait des yeux noirs brillants. Il était si différent du genre humain qui l’entourait qu’avec sa liberté de mouvement, son regard doux – un peu surpris, son teint olivâtre et son allure élégante, son humanité m’évoquait quelque chose d’une créature des bois. C’est de là qu’il venait. »

Le docteur indiqua une direction de son fouet, et, du sommet de la côte, au-dessus des cimes ondoyantes des arbres d’un parc proche de la route, apparut la surface de la mer, loin en contrebas, comme le sol d’un immense édifice marqueté de sombres rides, avec de silencieuses traînées brillantes, s’achevant en un ruban d’eau lisse comme un miroir au pied du ciel. La légère brume de fumée montant d’un vapeur invisible s’effaçait sur la grande clarté de l’horizon comme la buée d’une haleine sur un miroir ; et près de la côte, les voiles blanches d’un caboteur, semblant se dégager lentement des branches, se détachaient du feuillage des arbres.

« Victime d’un naufrage dans la baie ? »

« Oui ; c’était un naufragé. Un pauvre émigrant d’Europe centrale qui partait pour l’Amérique et qui fut rejeté à la côte lors d’une tempête. Et pour lui, qui ne connaissait rien de l’univers, l’Angleterre était un pays inconnu. Il lui fallut un certain temps pour apprendre son nom ; autant que je sache, il s’attendait peut-être à trouver ici des sauvages ou des bêtes féroces lorsque, ayant rampé dans l’obscurité pour franchir la digue, il roula de l’autre côté dans un chenal, où ce fut un autre miracle qu’il ne se noie pas.