Mais il lutta instinctivement comme un animal pris dans un filet, et ce combat aveugle le jeta dans un champ. Il devait être vraiment d’une fibre plus solide qu’il n’en donnait l’apparence pour avoir résisté sans succomber à de tels chocs, à la violence de ses efforts, et à de si grandes frayeurs. Plus tard, dans son mauvais anglais qui ressemblait curieusement au langage d’un jeune enfant, il me dit lui-même qu’il s’en était remis à Dieu, ne se croyant plus de ce monde. Et à vrai dire – ajoutait-il – comment l’aurait-il su ? Il parvint à braver la pluie et la tempête en marchant à quatre pattes et finit par atteindre en rampant quelques moutons qui s’étaient blottis à l’abri d’une haie. Ils s’enfuirent dans toutes les directions, bêlant dans l’obscurité, et il accueillit avec plaisir les premiers bruits familiers qu’il eût entendus sur cette côte. Il devait être alors deux heures du matin. Et c’est tout ce que nous savons sur les circonstances de son arrivée à terre, bien qu’il fût loin d’être arrivé seul. Mais ses sinistres compagnons ne commencèrent à s’échouer sur le rivage que bien plus tard dans la journée... »
Le docteur serra les rênes, fit claquer sa langue ; nous descendîmes la colline au trot. Puis, presque immédiatement, nous tournâmes à angle droit dans la Grand-Rue, filâmes sur les pavés et nous fûmes arrivés.
Plus tard dans la soirée, Kennedy, interrompant le long intervalle d’humeur morose qui s’était emparé de lui, revint à son histoire. Tout en fumant sa pipe, il se mit à arpenter la grande pièce de long en large. Une lampe de travail concentrait toute sa lumière sur les papiers étalés sur son bureau ; et, assis près de la fenêtre ouverte, je voyais, après la journée brûlante dépourvue de vent, la splendeur froide d’une mer brumeuse, étalée immobile sous la lune. Pas un murmure, pas un clapotis, pas un roulement de galets, pas un bruit de pas, pas un soupir ne montait de la terre en contrebas – aucun autre signe de vie que le parfum du jasmin grimpant : et la voix de Kennedy, que j’entendais derrière moi, s’échappait par la large fenêtre pour s’éteindre à l’extérieur dans un magnifique silence glacé.
« … Les récits de naufrages dans les temps anciens nous racontent beaucoup de souffrances. Souvent les naufragés n’étaient sauvés de la noyade que pour mourir de faim misérablement sur une côte inhospitalière ; d’autres mouraient de mort violente ou alors tombaient en esclavage, passant des années d’existence précaire parmi des gens pour qui leur caractère étranger était un objet de suspicion, d’aversion ou de crainte. Nous lisons tout cela, et ressentons de la pitié. Il est en effet pénible pour un homme de se retrouver un étranger, abandonné, sans défense, incompréhensible, et d’une origine mystérieuse, dans quelque coin obscur de la terre. Pourtant, parmi tous les aventuriers naufragés dans tous les lieux sauvages du monde, il n’y en a pas un seul, il me semble, qui ait eu à subir un destin aussi absolument tragique que l’homme dont je parle, le plus innocent des aventuriers, rejeté par la mer au fond de cette baie, presque à vue d’œil de cette fenêtre.
« Il ne connaissait pas le nom de son bateau. En fait, avec le temps, nous découvrîmes qu’il ne savait même pas que les bateaux avaient des noms – “comme les chrétiens” ; et lorsque, un jour, du haut de la colline de Talfourd, il contempla la mer étalée devant son regard, ses yeux se promenèrent au loin, avec une expression de surprise infinie, comme s’il n’avait encore jamais vu un tel spectacle. Et c’était probablement vrai. Autant que j’aie pu comprendre, il avait été poussé avec beaucoup d’autres à bord d’un navire d’émigrants à l’embouchure de l’Elbe, trop effaré pour distinguer où il se trouvait, trop fatigué pour rien voir, trop angoissé pour s’en soucier. Ils furent immédiatement jetés dans les profondeurs de l’entrepont et enfermés. Ils étaient là entre des murs de bois, sous un plafond bas – disait-il – avec des poutres, comme les maisons de son pays, mais on y descendait par une échelle. C’était très grand, très froid, humide, et sombre, avec des emplacements semblables à des boxes de bois où les gens devaient dormir les uns au-dessus des autres, et ça n’arrêtait pas de ballotter tout le temps dans tous les sens. Il se glissa dans l’un de ces boxes et s’allongea là dans les vêtements qu’il portait lorsqu’il avait quitté sa maison, bien des jours auparavant, gardant son ballot et son bâton auprès de lui. Des gens gémissaient, des enfants pleuraient, de l’eau dégoulinait, les lumières s’éteignirent, les parois grinçaient, et tout était secoué au point que dans les petits boxes personne n’osait lever la tête. Il avait perdu contact avec son unique compagnon (un jeune homme de la même vallée que lui, disait-il), et sans cesse le vacarme du vent continuait à l’extérieur et on sentait des chocs violents – boum ! boum ! Il fut pris d’une épouvantable nausée, au point que cela lui fit négliger ses prières. En outre, il était impossible de savoir si c’était le matin ou le soir. Il semblait toujours faire nuit en ce lieu.
« Avant cela, il avait fait un long, très long voyage par la voie ferrée. Il regardait par la fenêtre, qui avait une vitre merveilleusement claire, et les arbres, les maisons, les champs, et les longues routes semblaient défiler autour de lui jusqu’à ce qu’il en eût le tournis. Il me laissa entendre que pendant son parcours, il avait contemplé d’innombrables multitudes de gens – des nations entières – tous portant les vêtements que portent les riches. Un jour, on le fit descendre de voiture et passer la nuit sur un banc dans une maison de brique, son baluchon sous la tête ; et un jour, il dut rester assis pendant de nombreuses heures sur un sol de pierres plates, sommeillant les genoux repliés et son baluchon entre les pieds.
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