Il y avait un toit au-dessus de sa tête, qui semblait fait de verre et était si élevé que le plus haut pin de montagne qu’il eût jamais vu aurait eu assez de place pour pousser en dessous. Des locomotives à vapeur arrivaient d’un côté et repartaient de l’autre. Les gens fourmillaient en plus grand nombre que ce qu’on peut voir les jours de fête, là-bas dans les plaines, autour de l’Image Sacrée, dans la cour du couvent des Carmélites, où, avant de quitter la maison, il avait emmené sa mère dans un chariot de bois – une vieille femme pieuse qui voulait offrir des prières et faire un vœu pour protéger son fils. Il ne put me dire clairement à quel point ce lieu était vaste et haut et plein de bruit, de fumée, d’obscurité et de bruits métalliques, mais quelqu’un lui avait dit que cela s’appelait Berlin. Puis une sonnerie retentit, et une autre locomotive à vapeur arriva, et à nouveau il fut emporté pendant des jours à travers un pays qui lassait ses yeux à force d’être plat, sans qu’on pût voir nulle part le moindre bout de colline. Il passa encore une nuit enfermé dans un bâtiment qui ressemblait à une bonne écurie avec une litière de paille sur le sol, surveillant son baluchon au milieu de nombreux hommes dont pas un ne comprenait un seul mot de ce qu’il disait. Le lendemain matin, ils furent tous conduits sur la rive empierrée d’une rivière boueuse extrêmement large, qui coulait non pas entre des collines mais entre des maisons qui semblaient immenses. Il y avait une machine à vapeur qui allait sur l’eau et ils s’y tinrent debout, serrés les uns contre les autres, mais à présent il y avait avec eux beaucoup de femmes et d’enfants qui faisaient beaucoup de bruit. Une pluie froide se mit à tomber, le vent lui soufflait au visage ; il était complètement trempé et il claquait des dents. Lui et le jeune homme qui venait de la même vallée se tinrent par la main.
« Ils pensaient qu’on les emmenait immédiatement en Amérique, mais soudain la machine à vapeur vint cogner contre la paroi de quelque chose qui ressemblait à une grande maison sur l’eau. Les murs étaient lisses et noirs, et on voyait s’élever, comme poussant sur le toit, des arbres dénudés en forme de croix, montant très haut. C’est l’impression qu’il eut alors, car il n’avait jamais vu de navire auparavant. C’était là le navire qui allait voguer jusqu’en Amérique. Il entendit des cris, tout se mit à tanguer ; il vit une échelle qui descendait et remontait. Il monta en s’aidant des pieds et des mains, ayant une peur épouvantable de tomber dans l’eau qu’il entendait clapoter en dessous. Il fut séparé de son compagnon et lorsqu’il descendit au fond de ce bateau, il eut l’impression que son cœur fondait soudain.
« C’est aussi à ce moment-là, me raconta-t-il, qu’il perdit définitivement contact avec l’un des trois hommes qui, l’été précédent, avaient circulé dans la petite ville, dans les collines de son pays. Ils arrivaient les jours de marché dans une charrette de paysans et installaient un bureau dans une auberge ou dans la maison d’un juif. Ils étaient trois, l’un d’eux portant une longue barbe qui lui donnait l’air vénérable ; et ils avaient autour du cou des cols de tissu rouge et des galons d’or sur la manche, comme des fonctionnaires du gouvernement. Ils étaient assis fièrement derrière une longue table ; et dans la pièce attenante, pour que les gens du peuple ne puissent pas entendre, ils avaient une astucieuse machine télégraphique par laquelle ils pouvaient parler à l’empereur d’Amérique. Les pères de famille restaient à la porte, mais les jeunes gens des montagnes s’agglutinaient à la table, posant de nombreuses questions, car on pouvait trouver du travail toute l’année à trois dollars par jour en Amérique, et il n’y avait pas de service militaire à faire.
« Mais le Kaiser américain ne voulait pas prendre tout le monde. Oh, non ! Lui-même eut beaucoup de mal à se faire accepter, et l’homme vénérable en uniforme dut quitter la pièce plusieurs fois pour actionner le télégraphe à son sujet. Finalement le Kaiser américain l’engagea à trois dollars, car il était jeune et vigoureux. Pourtant, de nombreux jeunes gens capables reculèrent, ayant peur de l’éloignement ; en outre, seuls ceux qui avaient un peu d’argent pouvaient être pris. Il y en eut qui vendirent leur cabane et leur terrain, car cela coûtait très cher d’aller en Amérique ; mais une fois là-bas, vous aviez trois dollars par jour et si vous étiez malin, vous pouviez trouver un travail où l’on pouvait ramasser l’or pur par poignées. Il commençait à y avoir trop de monde dans la maison de son père. Deux de ses frères étaient mariés et avaient des enfants. Il promit d’envoyer de l’argent d’Amérique à sa famille par la poste deux fois pas an. Son père vendit à un aubergiste juif une vieille vache, deux chevaux pie de montagne qu’il avait élevés et une belle pâture défrichée sur le versant ensoleillé d’un col couvert de pins, afin de payer les gens du bateau qui emmenait les hommes en Amérique pour qu’ils deviennent riches en peu de temps.
« Ce devait être au fond de lui-même un véritable aventurier, car combien des plus grandes entreprises de conquête de la terre n’ont rien été d’autre à l’origine que ce marchandage par lequel on abandonne la vache paternelle pour le mirage ou l’or véritable au loin ! Je vous ai raconté plus ou moins bien, avec mes propres mots, ce que j’ai appris par bribes au cours de deux ou trois années pendant lesquelles j’ai rarement laissé échapper une occasion d’avoir une petite conversation amicale avec lui. Il m’a fait le récit de son aventure en le ponctuant d’éclairs de ses dents blanches et de vifs regards de ses yeux noirs, d’abord dans une espèce de langage enfantin fiévreux, puis, à mesure qu’il maîtrisait mieux la langue, avec une plus grande aisance, mais toujours avec cette intonation chantante, douce, et en même temps vibrante, qui communiquait aux sons des mots anglais les plus familiers un pouvoir étrangement pénétrant, comme si c’étaient les mots d’une langue d’un autre monde. Et il concluait toujours, en secouant plusieurs fois la tête énergiquement, sur cette épouvantable sensation de son cœur fondant à l’intérieur de lui dès qu’il avait mis le pied à bord de ce bateau.
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