Amyntas

André Gide

AMYNTAS

(1906)

 

à M. A. G.

Mopsus

AVRIL 1899

 

Incipe, Mopse, prior…

Virgile.

I

El-Kantara.

… Le rocher qui depuis le matin se prolongeait à notre côté enfin s’ouvre. Voici la porte ; on la franchit.

C’est le soir ; on marchait dans l’ombre ; la plénitude du jour finissant reparaît. Beau pays désiré, pour quelle extase et quel repos vas-tu répandre ah ! ton étendue, sous la chaude lumière dorée.

On s’arrête ; on attend ; on regarde.

Un monde différent apparaît ; étrange, immobile, impassible, décoloré. Joyeux ? non ; triste ? non : tranquille.

On s’approche ; comme en une trouble eau tiède, sous l’ombre des palmiers, craintif et pas à pas l’on avance… Un bruit de flûte ; un geste blanc ; une eau doucement chuchotante ; un rire d’enfant près de l’eau puis, rien ; plus une inquiétude et plus une pensée. Ce n’est même pas du repos : ici jamais rien ne s’agite. Il fait doux. Qu’ai-je voulu jusqu’à ce jour ? De quoi m’étais-je inquiété ?

II

Le soir vient ; les troupeaux rentrent ; ce qu’on croyait le calme n’était qu’engourdissement et torpeur ; un instant l’oasis étonnée frémit et voudrait vivre ; un souffle infiniment léger touche les palmes ; une fumée bleue monte de chaque maison de terre et vaporise le village qui, les troupeaux rentrés, se dispose au sommeil et s’enfonce dans une nuit douce comme la mort.

III

Que la vie indiscontinue se prolonge. Le vieillard meurt sans bruit et l’enfant grandit sans secousse. Le village reste le même, où nul être désireux de quelque mieux n’apporte la nouveauté de quelque effort.

Village aux rues étroites ; aucun luxe ici n’oblige aucune pauvreté de se connaître. Tout repose et sourit dans sa félicité frugale. Simple travail des champs, âge d’or ! Puis sur le pas des portes, le soir, occuper à des chants et des contes le loisir de la lente soirée…

IV

Là, entre les lourds piliers sans style de la salle peu éclairée, des femmes dansent, grandes, non point tant belles qu’étranges, et excessivement parées. Elles se meuvent avec lenteur. La volupté qu’elles vendent est grave, forte et secrète comme la mort. Près du café, sur une cour commune pleine de clarté de lune ou de nuit, chacune a sa porte entreclose. Leur lit est bas. On y descend comme dans un tombeau. Des Arabes songeurs regardent sinuer la danse qu’une musique, constante comme le bruit d’une onde coulante, conduit. Le cafetier apporte le café dans une très petite tasse où l’on croirait boire l’oubli.

V

De tous les cafés maures, j’ai choisi le plus retiré, le plus sombre. Ce qui m’y attire ? rien ; l’ombre ; une forme souple qui circulait ; un chant ; et n’être pas vu du dehors ; le sentiment du clandestin.

J’entre sans bruit ; je m’assieds vite, et pour ne rien troubler, je fais semblant de lire ; je verrai…

Mais non ; rien. Un vieil Arabe dort dans un coin ; un autre chante à voix très basse ; sous le banc un chien ronge un os ; et l’enfant cafetier, près du foyer, remue les cendres pour retrouver un peu de braise où chauffer mon café saumâtre. Le temps qui coule ici n’a plus d’heures ; mais, tant l’inoccupation de chacun est parfaite, ici devient impossible l’ennui.

VI

Qu’ai-je voulu jusqu’à ce jour ? Pourquoi peinais-je ? Oh ! je sais maintenant, hors du temps, le jardin où le temps se repose. Pays clos, tranquille, Arcadie !… J’ai trouvé le lieu du repos.

Ici le geste insoucieux cueille chaque instant sans poursuite ; l’instant, inépuisablement se répète ; l’heure redit l’heure et le jour la journée.

Bêlements des troupeaux dans le soir ; chants flottants des pipeaux sous les palmes ; roucoulements sans fin des ramiers ; ô nature sans but, sans deuil et non changée, telle tu souriais au plus doux des poètes, telle, à mon œil pieux, tu souriras…

J’ai vu ce soir, pour étancher la soif des plantes, l’eau captée s’épandre, rafraîchir le jardin. Pieds nus dans le canal, un enfant noir dirigeait à son gré l’irrigation bien ménagée. Dans l’argile il ouvrait ou fermait de petites écluses. Chacune, à chaque arbre affectée, au tronc de l’arbre versait l’eau.

J’ai vu dans les creux craquelés cette eau monter, lourde de terre, tiède et qu’un rayon de soleil jaunissait. Puis, à la fin, l’eau débordée, profusante de toutes parts, vint inonder tout un pré d’orges…

Claudite jam rivos, pueri ; sat prata biberunt.

VII

Le soleil trop ardent a presque séché la rivière. Mais ici, sous la voûte que lui fait le feuillage, l’Oued roule et s’approfondit ; plus loin, il remonte au soleil languir sur la grève de sable.

… Ah ! ah ! tremper ses mains dans cette eau blonde ! y boire ! y baigner ses pieds nus ! y plonger tout entier… ah ! bien-être ! Dans l’ombre, là, cette onde est fraîche comme le soir. Un rayon mouvant perce l’entrelacs du feuillage, crève l’ombre, vibre et, comme une flèche, bondit ; il s’enfonce, pénètre aux profondeurs de l’onde, la fait rire, et tout au fond, mais sans insister, touche un peu de sable qui bouge… Ah ! nager !

Je veux m’étendre nu sur la grève ; le sable est chaud, souple, léger. Ah ! le soleil me cuit, me pénètre ; j’éclate, je fonds, je m’évapore, me subtilise dans l’azur.