Sur cette terre d’Afrique, si riche et chaleureuse, la petitesse de ces fleurs, dont nous nous étonnions d’abord, leur étroitesse, l’étranglement de leur beauté vient de ce que le vigoureux rosier n’interrompt jamais de fleurir. Chaque fleur y éclôt sans élan, sans préméditation, sans attente…

De même l’efflorescence la plus admirable de l’homme exige une préalable torpeur. L’inconsciente gestation des grandes œuvres plonge l’artiste dans une sorte d’engourdissement stupide ; et n’y consentir point, prendre peur, vouloir redevenir trop tôt capable, avoir honte de ses hivers, voilà de quoi, – pour en vouloir de plus nombreuses, – étrangler et faire avorter chaque fleur.

 

Jardin d’Essai, mardi.

La noria{12}, qu’un mulet tournait, alimente sans doute ce bassin carré cimenté que verdit une mousse abondante.

Au ras de la margelle affleurait une eau qui d’abord semblait noire et qu’on ne comprenait profonde et transparente que lorsqu’à son bord se penchant on distinguait au fond un tapis de fongosités sombres. Une ombre extraordinairement épaisse, pesante et taciturne tombait là de la voûte opaque, glacée, que faisait au-dessus d’elle un ficus. Son tronc distant lançait vers cette humidité ces branches. Et du milieu de chaque branche pendait quelque tignasse de radicelles ; on sentait végétalement, en approchant de l’eau, l’effort vers l’eau de cette succion imminente ; car sitôt en contact avec la terre humide ou l’eau, la racine, ayant atteint son but, fixée, aspirait pour l’arbre assoiffé le surcroît désiré de sève. Elle s’épaississait alors, formait tigelle, puis tronc nouveau ; l’arbre appuyait le poids de sa branche sur elle.

Je ne sais où placer dans ma phrase ce crapaud monstrueux qui, s’aplatissant à fleur d’eau, bouchait une caverne de racine, noir et grenu comme elle ; je ne l’en distinguais d’abord pas : dès que ma canne le toucha il lui surgit de partout des pustules. Certainement sur cette eau tranquille il régnait. Ma canne le poussant, je vis son ventre jaune. Il se laissa tomber dans l’eau de travers. Des poissons noirs, qu’on ne distinguait d’abord pas, se sauvèrent.

 

27 novembre.

Il y a trois semaines j’eusse quitté plus aisément Alger ; déjà j’y ai mes habitudes ; petites racines… encore quelques jours et je ne pourrais plus m’arracher.

 

Et déjà depuis tant d’années, chaque année je me promets de ne plus revenir…

Mais le regret de ce jardin, le soir, – de ce jardin de nuit où j’allais tous les soirs… Ah ! comment le supporterai-je ?

BISKRA

28 novembre, 6 heures du matin.

Départ pour Constantine.

Ces montagnes, au-dessus de Blida, ne me parurent jamais si belles qu’à cette heure très matinale où le soleil, derrière elles encore caché, n’accusait encore aucune ombre. Sous une grelottante rosée la plane Mitidja s’irisait ; il semblait que coulât vers elle, émanant du flanc des montagnes, l’azur. Ce n’était pas même une brume ; c’était un bleuissement de l’air ; oui, tout l’air bleuissait, sur la plaine, mais sans perdre sa transparence, et paraissait d’autant plus bleu que sur la crête des montagnes, la pâle aurore s’ensanglantait.

 

Paysages vus du wagon.

Les vastes terres qu’au mois dernier, sèches, je vis roussâtres et vides, à présent, attendries, verdissent. L’orge y croît, et dans celles que le soc n’a pas récemment ameublies, le soc entre facilement.

Ainsi ces grands champs nus, pensais-je, vont se couvrir bientôt d’herbe profonde où le zéphir pesant va se rouler. Chaque oiseau, chaque atome vivant va se gonfler de joie subite, déployer son aile rapide et chanter. On entendra des frôlements courir, d’amoureuses poursuites… l’insecte même ne se méprendra pas sur le peu de durée de la joie ; l’éclosion de l’amour et l’étreinte seront mêlées de fièvre, la volupté, à peine naissante, pâmée, et déjà le parfum de la fleur touchera la saveur du fruit.

 

El Guerrah, dimanche, 29 novembre.

Un vent ! Un froid ! ! Le ciel est encombré de nuages, je considère qu’ils sont presque immobiles, tandis que poussières et fumées près de nous, un grand tourbillon les emporte. Aucun arbre, durant des lieues et des lieues, ne retient le vent de glisser ras le sol, les nuages au contraire, par leur entassement, font obstacle. Et j’imagine, en cette absence de végétation une autre cause d’intempéries : les rayons du soleil, ne rencontrant aucune surface absorbante, et toutes les surfaces réfléchissantes étant à peu près horizontales, ces rayons ne développent leur chaleur qu’à l’heure où ils sont presque verticaux. Et de même, rien ne la retenant, cette brusque chaleur acquise peut cesser brusquement. Enfin, l’aridité de l’air, ou, pour peu que la terre ait gardé quelque humidité, la rapide évaporation, tout cela fait le passage du chaud au froid presque subit.

 

… Tout y contribuait : la nouveauté des lieux, et de moi-même où je découvrais tout avec ravissement ; – et nulle retorse méthode, autant que mon éducation puritaine, n’eût su me ménager pour en jouir, de si multiples virginités. Et puis, précisément, là-bas, j’eus la chance de tomber malade, très grièvement il est vrai, mais d’une maladie qui ne me tua pas – au contraire – ne m’affaiblit que pour un temps, et dont le plus clair résultat fut de m’apprendre le goût de la rareté de la vie. Il semble qu’un organisme débile soit, pour l’accueil des sensations, plus poreux, plus transparent, plus tendre, d’une réceptivité plus parfaite. Malgré la maladie, sinon à cause d’elle, je n’étais qu’accueil et que joie. Peut-être le souvenir de ce temps est-il un peu confus par endroits, car j’ai mauvaise mémoire, mais, des bouquets de sensations que j’ai rapportés de ce premier voyage là-bas, s’exhale encore odeur si vive que parfois, pour savourer l’instant présent, j’en suis gêné. Je me défends pourtant de comparer ; mais je fais pire : six fois je retourne là-bas, réclamant au présent le passé, exténuant mon émotion, exigeant d’elle encore cette verdeur qu’elle devait jadis à sa nouvelleté, et d’année en année trouvant à mes désirs vieillis des récompenses toujours moins vives… Rien ne vaut le premier contact.

 

Lundi.

Sans doute, il y a dix ans, les heures des trains n’étaient pas les mêmes, et je crois bien que l’on n’arrivait à Biskra qu’à la nuit – car, parmi les confus et pénibles souvenirs de cet interminable trajet (j’étais malade) une minute, pourtant m’apparaît avec une précision extraordinaire :

Après Batna, le soleil s’est couché ; on descend des plateaux ; l’air tiédit d’heure en heure. (Le trajet des deux derniers jours m’avait tué.) – Une halte dans la nuit déjà close. La station porte le nom un peu ridiculement poétique, mais qui cette première fois fait rêver, de Fontaine-des-gazelles. J’ouvre la portière. Le silence est extraordinaire, de qualité étrangement nouvelle. La douceur baigne les yeux comme un collyre.