Il est vrai que j’en donne aux enfants.

L’amusant ici, ce sont ces niches dans le mur, sortes de très incommodes couchettes, de nids d’hirondelles de mer, où l’on ne grimpe qu’à la force des bras et d’où l’on ne descend pas – d’où l’on tombe, – qui ne se louent que pour tout le soir, à de jeunes aficionados. Ici je suis revenu bien des soirs ; c’était presque toujours le même public, aux mêmes places, écoutant les mêmes pièces, et riant aux mêmes endroits – comme moi.

 

Caracous. – Autre boutique ; des Soudanais. Où sont les Soudanais, les Arabes ne vont pas volontiers. Donc ici l’on ne voit que des nègres. Mais ce soir j’y retrouve aussi mon ami R.

La pièce n’est pas commencée. (Les entr’actes sont toujours beaucoup plus longs que la pièce ; celle-ci ne dure pas un quart d’heure.) Un nègre secoue des crotales, un autre tape sur un tambour oblong, et le troisième, énorme, se dodeline et se trémousse devant R. ; presque assis à nos pieds, il chante, improvisant une complainte monotone, où il est dit, autant que je peux le comprendre, qu’il est très pauvre, que R. est très riche et que les nègres ont toujours besoin d’argent. Et comme il a l’air un peu féroce et que les Arabes prétendent que ni au chameau, ni au nègre, ni au désert l’on ne peut se fier longtemps, nous ne tardons pas à devenir très charitables.

 

Caracous. – Autre boutique. Ici la pièce n’est que le prétexte des rendez-vous. Toujours les mêmes habitués, de soir en soir, sous l’œil bienveillant du patron. Un enfant étrangement beau joue de la cornemuse : on se rassemble autour de lui ; les autres sont ses galants. L’un joue de ce bizarre tambour en forme de vase, dont le fond est en peau d’âne. Lui, le joueur de cornemuse, fait la fortune du café, semble sourire à tous et ne favoriser aucun. Certains lui récitent des vers, les chantent ; il y répond, s’approche, mais tout se borne, je crois, à quelques flatteries devant tous ; cette boutique n’est pas un bouge, c’est plutôt une cour d’amour. Parfois un se lève et danse, parfois deux ; la danse devient alors une sorte de mimique assez libre.

La pièce, ailleurs tout comme ici, reste presque toujours obscène. Je voudrais savoir l’histoire du Caracous. Il doit être très vieux. On m’a dit qu’il venait de Constantinople et que partout ailleurs qu’à Constantinople et Tunis, la police aurait interdit sa montée sur les scènes ; il ne se voit qu’en temps de Rhamadan. On jeûne durant quarante jours du lever du soleil jusqu’au soir ; jeûne absolu ; ni nourriture, ni boisson, ni tabac, ni parfums, ni femmes. Tous les sens, châtiés le jour, la nuit prennent une revanche, et l’on s’amuse tant qu’on peut. Il est certes aussi des Arabes très religieux, dont la nuit de Rhamadan, après un repas très frugal, se passe en méditations et en prières ; comme il en est d’autres aussi qui continuent de s’amuser même le jour ; mais cela n’est fréquent que dans les grandes villes qu’ont dépravées les roumis ; les Arabes sont à l’ordinaire et presque tous très scrupuleusement pratiquants.

Ce dernier soir j’ai voulu revoir, avant de fuir, tout ce que Tunis m’avait montré de plus rare et de plus étrange. Je me souviendrai d’avoir suivi longtemps cette musique militaire qui regagnait son quartier – très sonore, juste, belle et victorieuse – tandis que par places, sur la marine et les boulevards français, des feux de bengale faisaient du feuillage des faux-poivriers un douteux filigrane rose.

À peine quelques Arabes se détournaient à ce passage ; la grêle musique de leurs cafés continuait.

Beaucoup se rappellent, je pense, le jour où pour la première fois cette musique, en triomphale, entra dans leur ville vaincue. Je m’inquiétais de savoir si leur pensée n’avait toujours pour les Français que de la haine.

J’ai cherché le plaisir le long de la rue Marr ; mais je regrettais l’Halfaouïne{3}. Un café maure était assez vaste, assez beau, mais l’on ne m’y supportait qu’à peine. Les Français ne viennent jamais là. L’animation de l’Halfaouïne les attire ; les autres quartiers restent silencieux. Un vieux nègre s’est mis à danser grotesquement aux sons de la cornemuse, au rythme du tambour.

Par les boulevards sombres, j’ai regagné l’Halfaouïne. Pas grande foule ; rien de particulier.