Tous les bruits du dehors entraient. Chaque matin ils me réveillaient avant l’aube et j’allais au bord du désert pour voir le lever du soleil. À ce moment passait le troupeau de Lassif, composé des chèvres des pauvres ; ceux-ci n’ayant pas de jardin lui confiaient chaque matin leurs chèvres ; Lassif les menait paître au désert. De porte en porte, avant l’aube il allait frappant ; la porte s’ouvrait, laissait sortir vers lui quelques chèvres. En quittant le village il en avait plus de soixante.
Il s’en allait avec elles très loin, vers la Fontaine Chaude, où sont des orobanches et des euphorbes. Il avait un grand bouc, sur lequel il montait parfois quand la route était fatigante, ou bien pour se désennuyer, car il ne savait pas jouer de la flûte. Un matin qu’il était parti sans passer devant ma fenêtre, je m’en fus au désert le rejoindre.
J’aime infiniment le désert. La première année, je le craignais un peu à cause de son vent et de son sable, puis, dans l’absence de tout but, je ne savais plus m’arrêter et je me fatiguais très vite. Je préférais les chemins ombreux sous les palmes, les jardins de Ouardi, les villages. Mais l’an passé je fis d’énormes promenades. Je n’avais d’autre but que de ne plus voir l’oasis. Je marchais ; je marchais jusqu’à me sentir enfin immensément seul dans la plaine. Alors je commençais de regarder. Les sables avaient des veloutements d’ombre au versant de leurs monticules ; il y avait des bruissements merveilleux dans chaque souffle ; à cause du grand silence, le bruit le plus fin s’entendait. Parfois un aigle s’essorait du côté de la grande dune. Cette monotone étendue me paraissait de jour en jour d’une diversité plus spécieuse.
Je connaissais les gardeurs de troupeaux nomades ; j’allais les retrouver ; je causais avec eux ; certains jouaient délicieusement de la flûte. Parfois je m’asseyais longtemps près d’eux sans rien faire ; j’emportais toujours un livre, mais ne l’ouvrais presque jamais. Je ne rentrais souvent que le soir. – Mais Athman à qui je racontai ces courses me dit qu’elles n’étaient pas prudentes, et que des Arabes rôdeurs gardent les environs des oasis et dépouillent les étrangers qu’ils savent ne pouvoir se défendre ; c’eût été leur métier de m’attaquer. De ce jour, il voulut m’accompagner ; mais comme il n’aimait pas marcher, mes courses devinrent moins longues, puis cessèrent.
Athman lit comme Bouvard et écrit comme Pécuchet. Il s’instruit de toutes ses forces et copie n’importe quoi. Il préfère la Joie de Maguelonne, de Hérold, à la Tentative amoureuse ; il trouve ma Tentative mal écrite. « Vous employez trop souvent le mot « herbe » », me dit-il.
Je lui donne les Mille et Une Nuits. Un soir il emporte le livre à Bordj Boulakras, où il couche, pour le lire avec son ami Bachaga. Le lendemain il n’arrive qu’à dix heures, encore lourd de sommeil ; lui et son ami ont lu l’histoire d’Aladdin jusqu’à deux heures du matin, raconte-t-il ; et il ajoute : « Ah ! nous avons passé une bien bonne soirée nocturne ! » – Nocturne, pour lui, c’est quand on veille.
Au bout de l’oasis, sur les désertes ruines du vieux fort, près duquel nous passons, par cette nuit de pleine lune, des Arabes vêtus de blanc, étendus à terre, causent à voix basse et l’un murmure de la flûte. « Ils vont passer la nuit nocturne, me dit Athman, à se raconter des histoires. » – L’été, l’on n’oserait pas s’étendre ainsi ; les scorpions et les vipères cornues, cachés durant le jour dans le sable, sortent et rôdent quand vient la nuit. – Plus loin, nous quittons la voiture ; il n’y a plus de palmiers ; la nuit semble agrandir le désert plein jusqu’au bord de clartés bleues. Même Jammes se tait. Et tout à coup Athman, pris de lyrisme, quitte son burnous, assujettit sa gandourah et fait la roue au clair de lune.
Athman a trouvé je ne sais quelles « Vies des hommes illustres » – et, à présent, à propos de chameaux, cite Buffon ou Cuvier ; ne parle plus de l’amitié sans nommer Henri IV et Sully, de courage sans Bayard et de la Grande Ourse sans Galilée.
Il écrit à Degas en lui envoyant une canne en tige de palme ; il lui dit : « Ce qui me plaît, c’est que vous n’aimez pas les Juifs et que vous lisez la Libre Parole, et que vous trouvez comme moi que Poussin est un grand peintre français. »
Jammes s’amuse à lui faire lire ces vers qu’il improvise en attendant la voiture qui doit nous mener à Droh :
À mon ami Athman.
Mon cher ami Athman,
les arbres qui ont des amandes,
les figuiers et les cassis
sont pour être assis
dessous quand la fatigue est grande.
On reste sans bouger du tout
en fermant les yeux.
On est heureux paresseux.
Le jardin, on entend dessous
l’eau claire qui chante
comme une femme arabe.
On est si bien être paresseux
en fermant les yeux
comme si on dort,
on est si bien, Athman,
dans la paresse grande
qu’on croit qu’on est mort.
Depuis que Jammes est là, Athman passe le jour et la nuit à faire des vers. Parfois il trouve de jolies choses :
Sous les palmiers, il n’y a pas de concerts…
ou encore :
… Celui qui connaît
L’amour a bien bu l’eau amère
Et le temps ne l’intéresse plus.
mais j’ai peur, souvent, qu’il ne les trouve par hasard.
1 comment